« Nous avons dû faire face à une explosion des demandes, témoigne Damien Bouquin, assistant social au centre intercommunal d’action sociale des Terres du Haut-Berry, un territoire rural de 30 communes, qui regroupent 26 000 habitants. Le gros afflux des quinze premiers jours tenait à la fermeture de nombreuses structures. Aujourd’hui, nous sommes sollicités par un nouveau bénéficiaire de plus par jour, contre, habituellement, dix par mois. » Même constat en zone urbaine : la demande d’aide alimentaire bondit. Aux Restos du cœur, Yves Mérillon, membre de son bureau national, observe qu’à Paris, les distributions de rue ont vu leur public augmenter.
En somme, le confinement aggrave la précarité des plus fragiles, et engendre une nouvelle catégorie de personnes en difficulté. Les associations d’aide aux démunis se retrouvent à devoir assurer en premier lieu une réponse au besoin vital de manger à un moment où, précisément, elles-mêmes sont impactées par de nombreuses difficultés. Les unes d’approvisionnement, et presque toutes, de manque de bénévoles. Elles ont donc dû se réorganiser dans l’urgence pour satisfaire un nombre croissant de sollicitations.
Un double phénomène est en cause. D’un côté, les revenus de nombre de personnes sont en baisse. Les précaires se retrouvent encore plus précaires, faute de pouvoir faire la manche ou vivre de débrouille et de petits boulots. D’autres basculent dans la pauvreté et viennent grossir le public habituel des associations distribuant de l’aide alimentaire. Ce sont des travailleurs pauvres qui ne parviennent plus à s’en sortir lorsque, par exemple, un chômage partiel ampute de 16 % leur salaire déjà bas. Cela concerne également des intérimaires et ceux dont le contrat de travail à durée déterminée a pris fin. On compte enfin, parmi ce public, des travailleurs indépendants, non indemnisés. Parallèlement, les dépenses, elles, augmentent. Là encore, en raison de nombreux facteurs : la fermeture des cantines, qui implique de nourrir les enfants trois fois par jour, la raréfaction des produits d’entrée de gamme dans les supermarchés, le manque de transports qui peut contraindre à préférer une supérette locale à un hypermarché plus lointain… Bref, manger coûte de plus en plus cher.
Si le nombre de bénéficiaires augmente, celui des bénévoles à même d’aller sur le terrain a, lui, simultanément diminué, au moins dans un premier temps. Principalement en raison de leur âge. Ainsi, aux Restos du cœur, les plus de 70 ans représentent 30 % des bénévoles. Résultat ? La première semaine, l’association n’a pu ouvrir que 400 de ces 2 000 centres de distribution. Et elle parvient aujourd’hui à en compter 1 300 en activité – ce qu’elle doit notamment à l’afflux de nouvelles bonnes volontés. Yves Mérillon fait d’ailleurs observer que la page du site Internet consacrée au bénévolat a vu sa fréquentation augmenter de 800 %.
De quoi trouver des ressources pour bâtir une organisation adaptée à la crise. « Nous avons dû faire très vite, note Bernard Schricke, délégué inter-régional Hauts-de-France-Normandie du Secours catholique. Nous n’avions pas de plan de continuité de l’activité dans ce cadre. Nous ne pouvions imaginer que nous aurions un jour affaire à une telle crise… »
Depuis plusieurs années, l’association a diminué sa part d’aide alimentaire en nature au profit de réponses financières liées aux besoins exprimés par les bénéficiaires. En partenariat avec des associations présentes localement, elle a mis sur pied des livraisons à domicile pour des personnes ne pouvant se déplacer. Elle a aussi augmenté le volume des chèques-service qu’elle distribue, sous forme de carnets de 50 € plutôt que de 10 € afin de permettre à chacun d’anticiper et de s’approvisionner pour plusieurs jours, explique Bernard Schricke. Le Secours populaire ne pouvant, quant à lui, maintenir ouverts les libres-services solidaires, délivre, sur rendez-vous, des colis et assure quelques livraisons à domicile pour « ne pas perdre trop de gens en route », indique son secrétaire national, Sébastien Thollot. Même modification aux Restos du cœur, qui distribuent des paniers-sandwich dans la rue au lieu de repas chauds. « Nos conditions de distribution sont dégradées, ce qui a été rendu nécessaire par le respect des gestes-barrières », commente Yves Mérillon.
Ainsi, la distribution alimentaire se trouve, partout, assez largement déconnectée du lien social qui habituellement l’accompagne. Et donc, du soutien psychologique mais aussi matériel qu’il porte en lui, tant l’aide alimentaire représente une porte d’entrée pour aider les bénéficiaires à traiter d’autres problématiques (accès aux droits, recherche d’emploi, de logement…).
L’approvisionnement est l’autre difficulté à laquelle doivent faire face les associations. Hormis les Restos du cœur dont « les entrepôts étaient bien pleins », de nombreuses structures témoignent d’un manque de ressources. Damien Bouquin observe la diminution drastique des invendus. Sébastien Thollot déplore, lui aussi, la chute des « ramasses » et l’impossibilité de collecter auprès des clients de supermarché. Ce qui, par exemple pour Lyon, représente une perte hebdomadaire de 2 000 €.
Résultat : la diversité des aliments n’est plus au rendez-vous. Damien Bouquin constate à la fois un excès de chocolats de Noël et un manque de fruits, de légumes, de viandes, de farine. De plus, en raison du confinement, il est impossible pour les bénéficiaires d’échanger entre eux un produit contre un autre, ce qu’ils faisaient sans difficulté.
Bien entendu, les inégalités territoriales sont exacerbées par l’actuelle crise sanitaire. Au point que certains conseils départementaux débloquent des aides d’urgence pour amoindrir les risques de précarité alimentaire. En Seine-Saint-Denis, 25 000 familles de collégiens – celles qui ne payaient pas plus de 2,50 € un repas à la cantine – se sont vu attribuer une aide de 60 €. En partenariat avec la Croix-Rouge et le Secours populaire, une cantine scolaire du département a rouvert ses cuisines pour servir des repas chauds. Et 50 familles, hébergées dans des hôtels sociaux, reçoivent, elles, des paquets secs de nourriture.
Malgré cette mobilisation, Bernard Schricke, du Secours catholique, déplore que certains « échappent aux dispositifs », en particulier les migrants de la zone de Calais, dans « le dénuement le plus complet, ni confinés, ni évacués ».
Autre inquiétude, assez largement partagée : la crainte d’une deuxième vague. « La fin du confinement ne signera pas l’arrêt de la crise », prévient Damien Bouquin, d’autant que l’été, beaucoup de structures tournent au ralenti. Sébastien Thollot complète en remarquant que certains secteurs d’activité resteront en difficulté bien après la levée de l’interdiction de se déplacer. En particulier le tourisme, ce qui pourrait laisser en grande précarité des guides indépendants dans sa ville de Lyon par exemple. En guise de lueur d’espoir, tous les réseaux espèrent que les nouveaux bénévoles apparus pendant la crise conserveront, après la reprise du travail, une forme d’engagement et que reviendront les bonnes volontés historiques.