Depuis une dizaine de jours, les autorités espagnoles laissent entrevoir des signaux positifs. Le nombre de décès emprunte la trajectoire d’un « plateau descendant » et les nouveaux cas recensés sont en baisse. C’est le résultat des strictes mesures de confinement débutées le 14 mars dernier avec l’activation de l’état d’alerte. Lundi 13 avril, ces mesures ont été légèrement assouplies : après deux semaines d’arrêt complet, les travailleurs des activités jugées « non essentielles » ont pu retourner sur leur lieu de travail, lorsque le télétravail n’est pas possible.
Les travailleurs sociaux espagnols n’ont, quant à eux, jamais arrêté. Ou presque. En effet, bien que leur activité soit définie comme essentielle, certains n’ont pu aller travailler. « Des mairies n’ont pas réquisitionné tout le personnel, se plaint Emiliana Vicente, présidente du Conseil général du travail social, qui représente les 40 000 travailleurs sociaux agréés du pays. Elles ont fermé et ont dit, par exemple : “Nous allons laisser ouverts deux centres de jour [lieux accueillant les personnes âgées valides ou dépendantes pendant la journée] sur les sept de la ville, pour les cas d’urgence.” Mais ce n’est pas possible. Le télétravail pouvait être une solution au début de la crise, quand on ne connaissait pas la gravité de la contagion. Mais une fois que l’on sait comment évolue le virus, et avec les protections nécessaires, les travailleurs sociaux devraient pouvoir être en première ligne avec les plus vulnérables, comme les médecins avec les malades. »
La situation n’est pas identique partout. Particularité d’un système espagnol fortement décentralisé, les gouvernements régionaux – ainsi que les villes autonomes de Ceuta et de Melilla enclavées au Maroc – ont toutes les compétences en matière de services sociaux. Les mairies ont, elles, la charge des « services sociaux communautaires », un réseau local d’assistance à la population. « Nous avons 17 régions, et 17 modèles différents de services sociaux face à la crise. Nous demandons a minima une ligne commune lorsqu’il y a des situations de nécessité sociale, comme aujourd’hui. Il n’est pas possible de poursuivre avec des développements épars en fonction des régions, des mairies, certaines faisant très bien les choses, d’autres non. Il y a une distorsion de l’action en fonction de l’endroit où l’on vit », poursuit Emiliana Vicente. Elle pointe des informations qui « ne sont pas communiquées avec les mêmes critères et la même rigueur. C’est lamentable. Au moment de mettre des initiatives en œuvre, de faire des dotations financières, ce n’est pas viable. » Sans évoquer les éternelles insuffisances de matériels, dont les masques, les gants ou les tests rapides qui tardent à arriver.
Les administrations, associations et travailleurs sociaux se sont donc adaptés avec les moyens à disposition. « Toujours subsidiaires, petits et jamais suffisamment planifiés », regrette Josefa Fombuena Valero, professeure au département de Travail social de l’université de Valence. A Almería (Andalousie), psychologues et travailleurs sociaux restent en contact étroit avec les alcooliques en rétablissement par le biais des applications WhatsApp et Messenger. Des bourses d’emploi pour les professionnels disponibles et ayant les diplômes requis ont été créées à Cordoue (Andalousie), Castellón ou Alicante (région de Valence), alors que la mairie d’Ibiza (Baléares) a recruté en pleine épidémie six travailleurs sociaux et deux auxiliaires administratifs. Aux Canaries, le gouvernement régional s’est entendu avec les supermarchés pour que ces derniers livrent aux élèves boursiers issus de familles touchant les minima sociaux des courses d’une valeur mensuelle de 120 €, les cantines scolaires étant fermées. A Barcelone, le Collège du travail social de Catalogne a mis en place des lignes téléphoniques pour pratiquer les « premiers secours psychologiques » aux patients guéris du Covid-19 et admis dans des hôtels médicalisés avant de pouvoir rentrer chez eux. « Une fois les malades sortis du système de santé, il faut gérer les aspects émotionnels et personnels ainsi que les besoins basiques, confirme Emiliana Vicente. L’urgence est, certes, sanitaire, mais aussi sociale et économique. »
Pour tenter d’y remédier au plus vite, le gouvernement du socialiste Pedro Sánchez, en coalition avec Podemos (gauche radicale), a annoncé à la mi-mars plusieurs mesures à destination des régions. Il a, entre autres, facilité les règles de recrutement pour les étudiants en dernière année et débloqué une aide financière de 600 millions d’euros. La moitié de celle-ci est destinée à un fonds spécifique pour l’aide aux personnes âgées et/ou dépendantes et aux sans-abri. L’autre est vouée à assouplir les règles de dépenses des mairies pour le renforcement des services de proximité. Or les procédures administratives sont trop lentes, juge José Manuel Ramírez Navarro, président de l’Association nationale de directeurs et gérants de services sociaux. « Dans certaines régions, au 10 avril, le transfert de l’argent aux municipalités était toujours en attente. Et la règle des dépenses pour les mairies n’a pas encore été déterminée par le ministère des Impôts. Nous avons besoin d’une grande simplification dans les procédures, pour plus d’immédiateté, d’unité et d’égalité, de telle manière qu’une aide économique exceptionnelle soit à disposition au bout d’une journée. »
Les professionnels redoutent les effets collatéraux du virus et du confinement à court et à moyen termes sur les collectifs vulnérables. Dans leur mémoire : le spectre des années de récession, des coupes budgétaires et de l’augmentation des inégalités après l’explosion de la bulle immobilière en 2008. « La situation de nombreuses familles est très limitée, certaines n’ont pas encore récupéré de la dernière crise. L’effet peut être encore plus puissant cette fois-ci », craint la présidente du Conseil général du travail social. « Le coronavirus va accroître le schéma déjà existant des problèmes sociaux, abonde Josefa Fombuena Valero. La difficulté, et nouveauté, c’est qu’il existe beaucoup de situations qui ne font pas strictement partie du champ d’action des services sociaux. Notamment des situations de précarité économique. » Après le passage du « tsunami Covid-19 », José Manuel Ramírez Navarro s’attend, dans les prochaines semaines, à « un très fort manque de cohésion sociale dans les zones d’extrême vulnérabilité ». Il exhorte les dirigeants, surtout régionaux et municipaux, à « respecter et renforcer les services sociaux. Il est encore temps d’arrêter la crise sociale. »
Du 8 mars au 8 avril, 781 résidents en maisons de retraite de la région de Madrid sont morts du Covid-19 selon le bilan officiel. Or Ignacio Aguado, vice-président de la région, a récemment révélé que près de 3 500 personnes sont décédées avec des symptômes semblables. Mais sans avoir été testées, et donc sans être prises en compte. « Cette situation a dépassé tout le monde, affirme José Manuel Ramírez Navarro, président de l’association des directeurs et gérants des services sociaux. Mais les autorités n’ont pas suffisamment accompagné ces établissements : il y a un vrai manque de moyens matériels, de tests rapides et d’équipements de protection individuelle, et de personnels. Les travailleurs sociaux de ces résidences ont vécu avec la souffrance, la douleur, et cela a provoqué de l’anxiété et de la colère du fait de ne pas pouvoir intervenir. » Le syndicat Commissions ouvrières, à Madrid, tire un constat dramatiquement similaire : « Le personnel a été témoin de la mort de résidents dans la plus absolue solitude, avec le sentiment de ne rien pouvoir faire. » Des estimations font état, à travers le pays, d’au moins 10 000 morts en maisons de retraite. Toutes les régions n’ont pas été aussi intensément touchées que Madrid, Castille-La Manche ou la Catalogne, selon les statistiques – peu précises – transmises par les différents gouvernements locaux. « C’était un peu le chaos au début, observe Obdulia Pérez Fernández, qui travaille dans une maison de retraite de Galice. D’autant plus que, dans la région, le vieillissement de la population est élevé. Il a fallu faire un suivi spécial sans beaucoup plus de moyens. Et rassurer les familles inquiètes. Car cela demande aussi beaucoup d’énergie de jouer l’intermédiaire avec des proches qui imaginent le pire. »