Il va y avoir des morts. Des dizaines et des centaines et des milliers. Peut-être même cent mille ! Sombres prédictions. Ici et là, le macabre décompte a déjà commencé.
Sept morts dans un petit Ehpad d’un grand groupe.
Vingt-cinq morts dans un grand Ehpad d’un petit groupe.
Quatorze morts dans un Ehpad moyen avec peu de moyens.
Des chiffres.
La (sur)mortalité des personnes âgées en institution, la presse et la radio et la télé et Floflo du ghetto et tata Yoyo le disent et le redisent : ça va être un problème. Un gros problème. Un huis clos. Un drame. Une catastrophe. Une hécatombe. Un massacre. Un carnage.
Des lettres. Et des mots.
Eux, les résidents, ils sont classés, triés, catégorisés : morts évitables versus morts inévitables, morts acceptables contre morts inacceptables. Eux, ils se mesurent à toutes les échelles : score de fragilité clinique, GIR, NPI, âge, comorbidités, état neurocognitif et, cerise sur le gâteau (ou gelée de fruit sur mousse au chocolat, pour ceux qui mangent en texture mixée), la merveilleuse et fabuleuse « cinétique de dégradation de leur état général au cours des derniers mois ». On y ajoute l’âge du boulanger, on divise par le QI de la directrice et on multiplie par le PIB, et hop hop hop, on tient le score ! Pas fameux le score, il faut bien l’avouer.
Encore des chiffres.
Le vocabulaire est bien choisi. Il se veut agressif et héroïque. C’est une guerre. Un combat. Une lutte. Une bataille. Un front. Il faut des armes et des casques et des boucliers et des troupes.
Encore des lettres. Encore des mots, toujours des mots, les mêmes maux…
Ce sont des centaines de soignants contaminés. Ce sont des millions de masques commandés.
C’est la Bourse qui s’effondre. Ce sont des milliards promis pour relancer l’économie.
Toujours des chiffres.
Nous, les soignants, nous sommes des soldats sans armes ni casque et des héros sans cape ni super-pouvoirs.
Eux, les résidents, ce sont des pensionnaires, des victimes, des malades, des confinés, des cas suspects ou confirmés, des morts parfois…
Toujours des lettres et des mots. Des mots tactiques qui sonnent faux.
Mais, derrière les chiffres et les lettres, il y a les gens, les vrais.
Au boulot, ce sont douze collègues malades. C’est l’infirmière qui vient travailler en riant et repart en pleurant, ou le contraire, ça dépend des jours. C’est Florimonde, 85 ans, qui ne peut plus rendre visite à son mari. C’est l’animatrice qui fait tourner les tablettes pour garder le contact avec les familles. Ce sont cinquante pauvres masques dans une boîte. Ce sont des journées qui comptent triple : boulot, école, maison. C’est Georges qui tourne en rond, Madeleine qui tousse un peu et Lucien qui ne sourit plus. C’est l’adorable voisin qui nous offre caramels, bonbons et chocolats. C’est aussi moi, Flore, ni héroïne ni soldate. Aide-soignante, simplement.
Dehors, ce sont ceux qui se confinent, qui témoignent, qui sortent, qui (télé)travaillent, qui dénoncent, qui ont peur, qui craquent, qui applaudissent tous les soirs à 20 heures.
Dedans et dehors, ce sont des jeunes et des moins jeunes, des malades et des guéris… tous embarqués dans la même galère.
Des chiffres, des lettres… et des gens, tout simplement.