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“Chacun est renvoyé à sa condition de classe”

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La crise du coronavirus pose une loupe sur les inégalités sociales. Selon le sociologue Bernard Lahire, elle risque d’aggraver les disparités scolaires et d’affaiblir davantage les familles les plus démunies.
Votre dernier livre, Enfance de classes, montre que les inégalités scolaires sont en place dès la maternelle. La crise sanitaire va-t-elle les aggraver ?

Certainement car, contrairement à ce qui est dit, il n’y a pas de continuité pédagogique mais plutôt une discontinuité. L’école n’est pas juste du savoir que l’on met à disposition des élèves. Les enseignants essaient de mettre les enfants dans des situations qui leur permettent de s’approprier des connaissances. Cela ne se transmet pas comme un patrimoine matériel. Tous les enfants n’ont pas de connexion Internet, d’ordinateur et, quand il y en a un, il faut parfois le partager avec les autres. Les familles sont inégales au départ. On délègue à l’école l’autorité pédagogique. Mais là, elle ne la prend plus en charge. Chacun est renvoyé à sa condition de classe : il n’y a plus rien pour essayer de contrarier, de modifier les lois de la reproduction sociale. Toutes les institutions jouant ce rôle habituellement sont fermées, que ce soient les établissements scolaires, les centres de loisirs et culturels. La crise sanitaire engendre un creusement des inégalités. Après, tout va dépendre du temps de confinement et de non-scolarité. Mais déjà, à la rentrée de septembre, les enseignants ont l’impression que certains élèves ont tout oublié, notamment ceux dont les familles n’ont pas les moyens de leur faire faire des cahiers de vacances, de stimuler leur curiosité… Or, plus certains élèves vont être éloignés des réalités scolaires, plus ils risquent de perdre des habitudes qui seront difficiles à rattraper. C’est encore pire pour les petits qui peuvent rater des apprentissages essentiels à un moment où les bases se construisent. Tous les parents ne peuvent pas leur lire des histoires, leur apprendre à lire ou à compter.

Les disparités sociales ne sont pas nouvelles. peut-il y avoir une prise de conscience ?

Je ne pense malheureusement pas. La crise sanitaire tend davantage les situations mais les gens continuent à porter sur le monde la grille de lecture qu’ils avaient auparavant. D’aucuns ne veulent pas voir les inégalités. Pourtant les études sur le sujet ne manquent pas. En outre, le confinement renvoie à la cellule familiale. Donc chacun le vit en fonction de son propre milieu, de ses propres intérêts et attentes. C’est normal. Le souci de ce que cela peut produire chez les plus démunis vient uniquement de ceux qui les connaissent déjà : les acteurs du monde associatif, éducatif, les travailleurs sociaux… Immédiatement, ils ont alerté sur les problématiques liées au confinement de ces publics. De même, les gens qui travaillent avec les détenus ont tout de suite réagi au contexte critique des prisons. Au plus haut niveau de l’Etat, personne n’y avait songé, les messages de prévention sont identiques pour tout le monde. Les choses se rectifient ensuite au cas par cas. Des associations ont réussi à faire entendre la voix des parents d’autistes, des sans-abri… J’ai néanmoins le sentiment que la question du handicap, par exemple, interpelle plus les pouvoirs publics que la question des classes populaires. J’entends des critiques sur les enfants des quartiers qui sont dehors, qui continuent à jouer au foot… Mais je n’ai entendu que la voix d’une présidente d’association pour souligner qu’il fallait s’interroger sur les effets du confinement sur les gamins enfermés à plusieurs dans des logements réduits.

Autrement dit, toutes les contraintes ne s’appliquent pas de la même manière…

Etre confiné dans un petit ou un grand appartement, dans une résidence secondaire avec terrain ou jardin, ce n’est pas la même chose. Je pense à l’histoire d’un petit migrant, Ashan, relatée dans Enfance de classes. Il habite avec sa mère dans un foyer Sonacotra et leur seul loisir est d’aller se promener dans un centre commercial le week-end. Pour les plus démunis, l’espace public représente un espace de liberté, d’ouverture. On peut y flâner, boire un verre entre copains… C’est ce qui est encore faisable sans dépenser trop d’argent. Les catégories supérieures elles aussi aiment sortir mais le choc est moins rude. Si certains jeunes résistent au confinement, c’est que l’espace extérieur est une extension de soi possible, comme peut l’être l’école. Bien sûr, il faut rompre les chaînes de transmission du virus, mais la réalité sociale est variable. Pour certains, le confinement est presque une aubaine, une parenthèse plaisante… C’est facile de juger les autres quand on a de l’espace et des loisirs tournés vers l’intérieur comme la lecture. D’ailleurs, lors de l’annonce de la prolongation du confinement, Emmanuel Macron a conseillé de lire pour s’occuper, il n’a pas évoqué les jeux vidéo ou des occupations moins culturelles. C’est une appréciation implicite de classe. Ça ne parle pas à tout le monde.

Pourquoi parlez-vous d’un risque de « déflagration » pour les plus modestes ?

Il y a déjà des gens qui n’ont plus de travail et sont au chômage technique. Leur salaire va être compensé à 84 %, mais est-ce que cela va être immédiat ? De nombreuses familles n’ont pas d’argent de côté leur permettrant de tenir. Il y a un risque d’affaiblissement supplémentaire et de grande souffrance sociale. Certains ont déjà des vies restreintes. Si elles se restreignent davantage, c’est terrible. Pour les plus défavorisés, la facture risque d’être élevée. Et puis il y a des salariés qui vont au charbon tous les jours. Je suis en contact avec une jeune professeure de français dont le père est ouvrier dans une industrie agro-alimentaire. Il n’a ni masques ni gants. Il a demandé à son responsable ce qui se passerait si quelqu’un tombait malade, lequel a répondu : “On continuera.” La violence est présente pour de nombreux salariés exposés (les caissières, les vendeurs, les éboueurs…) et pour lesquels les entreprises n’ont pas toujours donné les moyens de se protéger, en tout cas pas immédiatement. Cela reflète ce que l’on considère important dans la société et ce qui ne l’est pas. Les personnes des classes populaires n’intéressent pas vraiment. C’est comme si tous les gens qui font vivre le monde faisaient partie du décor ou des rouages permettant aux autres de vivre. Ils apparaissent comme des espèces de ressources naturelles.

La situation actuelle peut-elle engendrer plus de solidarité et de justice sociale ?

Pour l’heure, elle provoque beaucoup de repli. Au plan mondial, les pays européens n’ont pas été solidaires des Italiens, les Etats-Unis essaient d’intercepter tous les masques produits sur la planète. Le nationalisme se renforce un peu plus. Au plan social, la peur peut exacerber des attitudes de rejet et de stigmatisation. Soit on sort de cette crise en renforçant l’Etat social, soit on va vers le pire, avec une société de contrôle, de privation de liberté, de suspicion, de peur de l’étranger…

Professeur de sociologie

à l’Ecole normale supérieure de Lyon, Bernard Lahire a dirigé l’ouvrage collectif « Enfances de classes » (Ed. du Seuil, 2019)(1). Il est également l’auteur de « L’interprétation sociologique des rêves » (Ed. La Découverte, 2018) dont le second tome paraîtra en janvier 2021.

Notes

(1) Voir ASH n° 3136 du 29-11-19, p. 36.

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