« Les grandes lignes de force qui organisaient notre société – catholicisme et communisme, gauche et droite, villes et campagnes… – ont disparu. Dans L’archipel français, Jérôme Fourquet le montre bien. Dès lors, des îlots identitaires se superposent ; la France populaire des “gilets jaunes” n’est par exemple pas celle des banlieues. Dans cet archipel, il est une population naufragée. Les personnes âgées ont souvent perdu leurs attachements traditionnels, ceux qui ont porté leur vie, sans pour autant être capables de s’arrimer aux nouvelles recompositions françaises. Bien souvent, elles enchaînent les ruptures sociales. La première est la sortie du monde professionnel. Cette retraite, tant espérée pour beaucoup, se transforme en face-à-face avec soi-même ou son conjoint. Vient ensuite pour certains, surtout les femmes, la perte du conjoint. A cela s’ajoutent parfois l’éloignement des enfants, le fait de vivre dans un territoire isolé, le manque d’accès ou d’habitude du numérique, l’insuffisance des ressources.
Les personnes âgées, dans cette France qui change, sont ainsi le creuset de toutes les fractures : désertification des territoires, fracture numérique, éloignement des services publics, faiblesse des retraites.
Une étude du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) pour Les Petits Frères des pauvres a cerné le phénomène en distinguant quatre cercles de rupture sociale : les cercles familial, amical, de voisinage, associatif. Une personne âgée peut avoir décroché d’une ou de plusieurs de ces zones de proximité sociale, et ainsi se retrouver dans une situation d’isolement relative ou au contraire dramatique. Isolées des quatre cercles, 300 000 personnes se trouvent en état de véritable mort sociale, c’est-à-dire qu’elles ne voient soit jamais, soit très rarement d’autres personnes ; 900 000 personnes sont coupées des cercles familiaux et amicaux, les plus importants ; 21 % d’entre elles se disent isolées de leur famille, 28 % de leurs amis, 21 % de leur voisinage, 55 % des réseaux associatifs.
Un bon indicateur de l’isolement est la fréquence des sorties du domicile : l’étude du CSA souligne que plus d’une personne sur trois ne sort pas de chez elle tous les jours. Les personnes concernées sont parfaitement conscientes de leur solitude, ce n’est pas un état latent mais, au contraire, une situation parfaitement conscientisée. Parmi les personnes interrogées, 56 % se sentent seules, et ce sentiment est d’autant plus fréquent qu’elles sont vulnérables ; cette proportion passe par exemple à 63 % pour les revenus inférieurs à 1 000 € par mois. Un tiers des personnes de plus de 60 ans disent qu’elles n’ont personne avec qui parler de sujets personnels, qu’elles n’ont pas de confident.
Dans L’enfant sauvage, François Truffaut mettait en scène Victor, enfant de l’Aveyron qui avait été coupé de tout rapport humain depuis sa petite enfance et n’avait jamais réellement réussi à vivre en société. Et de fait. Etre humain, c’est d’abord être un être relationnel ; exister, ce n’est que tisser sans cesse tous les liens qui font notre humanité : le langage, les interactions sociales, les codes sociaux, le simple paraître…
Qui dira la souffrance de ceux qui sont coupés des autres ? Qui dira cette mort lente, cette extinction de tous les instants, cet étouffement de l’instinct vital, cette lente descente vers une humanité amoindrie ? Depuis combien de temps avez-vous passé plus de quarante-huit heures sans parler à personne ? Cette armée des ombres est à côté de nous, ici et maintenant, le monsieur de la maison d’en face, la dame du quatrième étage…
Une société qui ne sait pas inclure ses anciens est-elle encore réellement une société ? Cette question, parce qu’elle transcende largement les fractures de notre pays, peut être un des rares sujets de rassemblement des élections municipales en suspens. »
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