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Des jeunes autistes aux manettes

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À Toulouse, la boutique de jeux et de livres Witoa propose des stages à des personnes autistes afin qu’elles puissent développer leurs capacités sociales et professionnelles dans un environnement de travail sécurisant. Une alternative au milieu ordinaire, dans lequel il leur demeure très difficile de s’insérer.

Chaque fois que le vent fait trembler la porte, Daniel Berthias, 26 ans, sursaute sur son siège, pensant qu’un client entre. Il est impatient de mettre en pratique tout ce qu’il a appris, et les fausses alertes sont nombreuses en ce jour de tempête. Enfin, un couple franchit la porte. Sourire aux lèvres, il va à leur rencontre sans précipitation et les aide à choisir le jeu le plus adapté pour leur petit-fils de 10 ans. « Nous avons été interpellés par l’affiche sur la vitrine indiquant que ce sont des autistes qui travaillent dans ce magasin », dit l’homme avec une pointe de curiosité dans la voix. Tout en emballant le cadeau, Daniel Berthias lui explique que le magasin Witoa a été créé par l’association InPacts (intervention personnalisée sur l’autonomie, la communication, les troubles des apprentissages et la sociabilisation)(1) pour favoriser l’inclusion sociale et professionnelle des personnes avec autisme. « Je suis venu en stage dès l’ouverture de la boutique, précise-t-il en retournant s’assoir. J’ai tellement aimé que j’ai décidé de suivre une formation en vente dans une école privée. Actuellement, je fais un nouveau stage d’une semaine, mais cette fois pour valider ma formation. »

Ouverte en décembre 2015 dans le quartier des Minimes, à Toulouse, la boutique Witoa est spécialisée dans les livres et les jeux, d’où son nom tiré de la déformation phonétique de « oui à toi » (de jouer), comme s’exclament parfois les enfants. « Nous essayons de développer des projets qui soient le plus adaptés possible aux besoins des personnes, déclare Carine Mantoulan, directrice de l’association. C’est parce que les jeunes que nous accompagnons ne trouvaient pas de stage en milieu ordinaire que nous avons eu cette idée. » Docteure en psychologie, elle a fait sa thèse sur l’intervention précoce chez les enfants autistes et a créé InPacts en 2009 avec deux autres psychologues. Aujourd’hui, une centaine de jeunes sont accompagnés dans des ateliers individualisés ou collectifs et 20 autres dans un Sessad (service d’éducation spéciale et de soins à domicile) spécialisé dans les troubles autistiques. Witoa est l’un des outils les plus aboutis et les plus audacieux de l’association. Pourquoi un magasin de jeux ? « En tant qu’éducateurs, nous sommes familiarisés avec ces passe-temps ludiques qui sont notre outil de travail au quotidien. De plus, dans ce quartier qui compte sept écoles, ce type de commerce n’existait pas », explique la directrice, qui déplorait, chaque fois que ses deux enfants étaient invités à des anniversaires, de devoir courir en ville pour trouver un petit jeu ou un livre.

Le jeu, outil de travail éducatif

« Nous venons acheter ici parce que c’est près de chez nous, mais également parce que la démarche nous plaît », reconnaît Denis Daumas, un habitant du quartier qui vient de rentrer avec sa petite fille dans le magasin. Habituée des lieux, Naila, 8 ans, semble parfaitement à l’aise dans les rayons. « Il nous semblait important de montrer que les personnes avec autisme pouvaient travailler. Elles sont souvent méthodiques et performantes dès lors que leurs tâches et le temps prévu pour les réaliser sont bien planifiés », souligne Carine Mantoulan.

Salarié à plein temps en emploi aidé, Sébastien Roucayrol est le référent du magasin. Il est accompagné par Arthur Donato, un autre autiste. Doté d’un bac pro, celui-ci a effectué son service civique à Witoa pendant un an. Depuis, il intervient onze heures par semaine comme animateur de vente en statut d’auto-entrepreneur. « Je n’avais pas eu de véritables expériences professionnelles avant de travailler ici, raconte Sébastien Roucayrol. Le monde du travail me faisait peur. » Ce ne sont pas les compétences qui faisaient défaut à ce diplômé d’une licence de physique-chimie. Il avait les capacités et aurait pu exercer d’autres fonctions. « Mais je ne voulais pas passer d’entretien d’embauche, cela n’aurait servi à rien de toute façon, je n’en connaissais pas les codes », témoigne-t-il. Agé de 38 ans, il a été découvert autiste Asperger il y a quelques années à peine. « Ce diagnostic m’a rassuré car il expliquait pourquoi je ne comprenais pas certaines choses dans les relations humaines, pourquoi je me sentais à la fois normal et différent. » Et un jour qu’il participait à un café Asperger pour rompre l’isolement dans lequel il se trouvait, l’animatrice lui a parlé de Witoa. « J’ai commencé comme bénévole, et ça s’est tellement bien passé que j’ai été engagé. Ça s’est fait tout seul, sans entretien d’embauche. Je faisais enfin quelque chose qui me plaisait et en plus j’étais payé ! », lâche-t-il en souriant. Pas facile d’être au contact de clients quand la communication et les interactions sociales posent problème. Cela lui a demandé des efforts. « Au début, j’étais stressé. Cela ne se voyait pas forcément, je parlais de manière plus monotone. Petit à petit, cela s’est amélioré », avoue celui qui, avec le temps, a pris de l’assurance, au point de contribuer désormais à la formation des stagiaires de l’association.

Formés aux métiers de la vente

Une douzaine d’adultes autistes y participent par groupes de quatre ou cinq une demi-journée par semaine (ou à d’autres moments si besoin), accompagnés par une éducatrice. Au programme, des ateliers d’environ quarante-cinq minutes sur les métiers de la vente, depuis l’accueil du client, le conseil, la démonstration et l’enregistrement des produits, jusqu’à la gestion des stocks. L’occasion, à travers ces multiples tâches, de travailler aussi la confiance en soi, le rapport à l’autre et le comportement en société. En ce mardi après-midi, Sébastien Roucayrol leur apprend les procédures simplifiées pour renvoyer un produit. « Je travaille à partir de captures d’écran, dit-il. C’est plus simple à comprendre pour eux. » Marc Lambéret, 20 ans, en est à sa première semaine de stage. Un peu inquiet face à toutes les aptitudes à mettre en place, il demande à Sébastien Roucayrol s’il savait « tout depuis le début ». Ce dernier sourit, le rassure en lui répondant qu’il a appris sur le tas puis en précisant, avec un clin d’œil, qu’il n’a pas fait d’école de commerce comme Daniel Berthias. En passe de finir sa formation à Witoa, ce dernier devrait d’ailleurs bientôt venir travailler quelques heures par semaine au magasin, également en auto-entrepreneur. Un renfort qui permettra à Sébastien Roucayrol de dégager du temps pour alimenter le site du magasin et mettre en place le « click and collect », qui consiste à commander sur Internet et à retirer en magasin. « Ce que nous voulons, c’est développer le chiffre d’affaires. Entre 2015 et 2018, il a augmenté de 15 % par an, et de 25 % en 2019. Nous sommes en bonne voie », affirme le référent. Reste qu’avec 60 000 € de chiffre d’affaires en 2019, le magasin n’est pas encore à l’équilibre.

C’est la fin de l’après-midi, et la séance de débriefing avec les stagiaires va bientôt commencer. Caroline Gisquet, éducatrice spécialisée, organise la réunion. Autour de la table, Pierrick, 20 ans, titulaire d’un CAP d’horticulture et stagiaire au magasin depuis deux ans ; Matéo, 19 ans, qui a arrêté le collège en cinquième et vient depuis un an ; Marc, lui, a suivi une prépa en maths et a arrêté sa licence car « c’était trop facile » et qu’il s’ennuyait. Chacun a sous les yeux une fiche sur laquelle il doit indiquer ce qu’il a apprécié pendant le stage, ce qui l’a interrogé, ce qu’il n’a pas compris et ce qu’il n’a pas aimé. Comme le document doit être compris de tous, les rubriques sont symbolisées par des pictogrammes : un bonhomme qui sourit quand quelque chose a plu, un bonhomme avec une ampoule au-dessus de la tête quand quelque chose pose question, etc. « Cela leur permet de ne rien garder sur l’estomac. Le fait de pouvoir le faire par écrit évite de se laisser influencer par les autres », avertit Sébastien Roucayrol. Ensuite, s’ils le souhaitent, ils peuvent s’exprimer oralement pour dire ce qu’ils pensent des ateliers qu’ils ont suivis dans l’après-midi. Pour Marc, c’est la première prise de parole en public : « J’ai découvert comment on enregistrait les livres que l’on recevait et ça m’a intéressé, mais comme on avait reçu plusieurs exemplaires du même livre, j’en avais assez que ce soit toujours le même livre que j’enregistrais, j’aurais préféré qu’il y en ait de différents. »

Développer le savoir-être

Au départ, cette réunion se faisait assis, mais Sébastien Roucayrol a préféré que les stagiaires se tiennent debout pour leur donner davantage confiance en eux. « Pour moi aussi, au début, c’était difficile de prendre la parole, de parler au client, de savoir quel vocabulaire utiliser. Plus on s’entraîne, plus on gagne en aisance », dit-il aux autres pour les encourager. Caroline Gisquet, l’éducatrice, participe également au tour de table : « Je me réjouis que Marc se soit aussi bien intégré à l’équipe, il pose plein de questions. Depuis qu’il est là, il y a une très bonne cohésion dans le groupe. » D’ailleurs, il a encore une interrogation : « Je me demande comment on va arriver à ranger la réserve. » En effet, même si Carine Mantoulan a la réputation de faire entrer des carrés dans des ronds, le rangement de la réserve est un vrai casse-tête, tant l’espace est limité. « C’est tellement compliqué que nous nous en amusons, raconte l’éducatrice. Quand nous rangeons, nous disons que nous allons jouer au Tetris, du nom du jeu vidéo consistant à empiler des figures géométriques. » L’astuce consistant à trouver le rangement qui soit le plus économe en espace.

Le mardi est aussi le jour des jeux de rôles dans lesquels les stagiaires sont tour à tour clients ou vendeurs. « On leur apprend à laisser le temps au client d’entrer sans lui sauter dessus, de lui présenter le magasin, de le remercier quand il s’en va, illustre Sébastien Roucayrol. Cela nous permet aussi de repérer leurs difficultés et de les travailler ensuite avec eux. » Pour les aider, Caroline Gisquet montre la pile de classeurs à côté de la caisse où sont consignées les fiches de règles de vie en magasin et toutes les procédures qu’ils auront à mettre en œuvre lors d’une vente ou d’un retour d’article. Certaines sont assorties de dessins qui aident à mieux comprendre les différentes étapes. Un classeur répertorie aussi toutes les fiches des jeux en vente dans le magasin. Réalisées par les stagiaires, elles permettent de montrer aux clients comment jouer. Sur la page Facebook de Witoa, ces derniers laissent des commentaires dans lesquels ils se réjouissent de pouvoir ainsi tester les jeux et comprendre leurs règles avant de les acheter. Autant que faire connaître le magasin, cette animation offre aux stagiaires l’opportunité de rencontrer d’autres personnes, de se socialiser. Eux dont le niveau de savoir-faire est souvent élevé mais dont les compétences sociales doivent être encouragées.

C’est pourquoi, le mercredi après-midi, ceux qui le désirent vont dans l’école voisine de la Sainte-Famille animer des jeux avec des élèves de l’ALSH (accueil de loisirs sans hébergement). Un partenariat a également été noué avec le BlastoDice, un bar à jeux où Pierrick propose régulièrement des activités. Ils interviennent également dans des forums, des instituts médico-éducatifs (IME), et même dans le hall du centre hospitalier universitaire (CHU) de Toulouse. En ce moment, ils se préparent pour le festival Alchimie du jeu, qui aura lieu en mai dans la Ville rose et où Witoa tiendra un stand. Pour attirer les passants, l’équipe prépare des quiz à destination des enfants et des adultes.

« A l’issue d’un stage à Witoa, une personne a pu aller en suivre un deuxième en vente dans un magasin normal », pointe fièrement Sébastien Roucayrol. D’autres autistes qui ne pensaient pouvoir travailler qu’en Esat (établissements et services d’aide par le travail) se sont rendu compte que le milieu ordinaire leur était accessible avec quelques aménagements. Parfois, ce sont des personnes adultes avec autisme, sans activité et sans emploi qui viennent au magasin bénévolement pour profiter de cet espace de socialisation. « Je suis à l’aise avec les personnes autistes, argumente Sébastien Roucayrol, car il y a des comportements que je comprends. Je suis plutôt introverti, d’autres sont extravertis et disent tout ce qu’ils pensent sans filtres. » Certains font parfois de grands gestes et apprennent à aller dans la réserve se calmer avant de revenir dans le magasin.

Et le salarié d’ajouter : « Etre vendeur est un rôle, et remplir un rôle, ce n’est pas le plus compliqué dans la vie. Ce qui est difficile, c’est quand on rencontre quelqu’un dans la rue et qu’il faut parler de la pluie et du beau temps. C’est cette improvisation, cet ajustement qui est compliqué pour les personnes avec autisme. » Au magasin, il arrive parfois des situations imprévues auxquelles il faut faire face. Quand le terminal bancaire ne marche pas, par exemple, qu’il n’y a plus Internet ou encore qu’il faut appeler les fournisseurs et trouver des solutions… Sébastien Roucayrol l’assure : « C’est déstabilisant, mais j’ai appris à maîtriser. »

Favoriser l’autonomie

Sandra Héteau, éducatrice spécialisée à InPacts, s’occupe de jeunes autistes suivis par l’association dans le cadre de « MotIvi » (Motricité et inclusion via InPactsAdom). Le projet existe depuis 2013 et permet aux parents de confier l’accompagnement de leur enfant autiste pendant toute une journée. L’occasion pour l’équipe de travailler les différents aspects du développement dont les jeunes ont besoin et d’approfondir les compétences apprises dans les différents établissements qu’ils fréquentent. L’accent est particulièrement mis sur l’autonomie personnelle et domestique. Huit jeunes sont actuellement accompagnés dans le cadre de ce projet. Aujourd’hui, Benoît et Mathis testent une application baptisée « Helpico ». Le test grandeur nature se déroule dans le magasin Leader Price qui se situe à Lardenne, dans l’ouest toulousain, tout près des locaux de l’association où les deux jeunes vont faire leurs courses. Il suffit de paramétrer l’application en fonction des objectifs visés pour l’usager. Elle rappelle à Benoît, par exemple, d’aller chercher son fruit : « Il l’oublie tout le temps », commente l’éducatrice. A chaque action exécutée, ce dernier glisse son doigt sur l’écran pour passer à une autre étape, peser le fruit, choisir la boisson, aller à la caisse, sortir l’argent, payer… « L’application est en cours de réalisation. Pour l’instant, elle n’est pas encore au point, on sert un peu de cobaye », ironise Sandra Héteau.

Notes

(1) Witoa : 8, avenue Frédéric-Estèbe, 31200 Toulouse – Tél. 05 61 57 61 66. Association InPacts : 62 ter, chemin du Commandant-Joël-Le Goff, 31100 Toulouse – Tél. 05 61 41 84 45.

Reportage

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