D’habitude, ce sont les trois premiers mois de l’année que je fais mon meilleur chiffre. Et puis, à partir d’avril, c’est la chute, la lente dégringolade, la bonne santé qui revient, la joie de vivre, l’amour, cuicui-les-ptits-oiseaux… Alors, chaque année, je prends mon mal en patience. Je me sers une bière, je secoue négligemment les cendres de ma cigarette… et j’attends. Je laisse passer le renouveau du printemps et les festivités de l’été, je laisse filer l’effervescence de la rentrée…
Et revoilà enfin la bonne saison : octobre-novembre-décembre, et son cortège de dépressifs suicidaires, puis janvier-février-mars, et mes amies les épidémies ! Mais cette année… aaaaaaah… cette année ! Ce sera un grand cru, je vous le dis ! Une aubaine, une chance incroyable. Cette année, on s’offre les prolongations, la trêve printanière n’aura pas lieu… Cette année, c’est la fête !
Et tout ça servi sur un plateau d’argent. Grâce à cet esprit frondeur et incroyablement libre de mes chers compatriotes. Cet esprit français, qui se fiche pas mal des consignes d’hygiène et de la distanciation sociale… Que je l’aime, cet esprit frondeur et libre ! Qu’il me plaît, ce vent de révolte qui souffle parmi le peuple inconscient du danger !
Ils sont merveilleux ! Merveilleux de connerie et d’égoïsme… mais merveilleux quand même ! On leur a dit de ne pas se toucher… ils se sont fait la bise et serré la main. On leur a parlé de distanciation sociale… ils se sont rués dans les bars et les restaurants. On leur a patiemment expliqué tout ce qu’il fallait faire, dans les journaux, à la radio, à la télé, partout… et ils ont fait exactement le contraire, préférant croire les thèses complotistes et les discours rassurants de quelques réfractaires autoproclamés spécialistes en virologie internationale !
Et moi, Floribel, je les ai regardés en me frottant les mains. J’ai attendu patiemment, j’ai savouré leur inconscience… et maintenant, ça y est ! Enfin ! Ils vont mourir ! Et moi, je vais compter les morts, consoler les veuves éplorées et les orphelins dévastés. Ils vont défiler, les survivants, tout de noir vêtus. Ils me tendront une main que je refuserai et un chèque que j’accepterai. Je vais leur vendre des caisses et ils rempliront mon tiroir-caisse. Faut bien que j’paie mon loyer ! Ils voudront des fleurs, et ils les auront. Ils voudront de belles paroles, et ils les auront. Ils voudront ce qu’il y a de plus beau, et ils l’auront ! Moi, je prendrai leurs remerciements et leur argent, je leur offrirai un sourire plein de compassion et un discours tout en émotion… Et quand la crise sera passée, je m’en irai cultiver mes tomates au soleil !
En attendant, pendant que tout le monde dort tranquille, je me prépare pour la bagarre… Mes stocks sont bons. Les caisses sont vides, mais elles se rempliront bientôt. Le trou de la sécu va se creuser, et moi je vais creuser des trous… que les morts rempliront.
Les soignants sont au front, les enfants sont à la maison, et moi, Floribel, j’attends impatiemment les clients. Dans ma petite entreprise de pompes funèbres.