Je regarde.
Je regarde Florimonde, qui regarde les infos, s’inquiète, lit les journaux, s’inquiète encore, et téléphone à son fils pour lui dire de ne surtout pas s’inquiéter pour elle. Je regarde Céleste, qui se lave frénétiquement les mains toutes les cinq minutes. Je regarde les voisins, qui partent faire leurs courses avec une remorque et, le lendemain, je regarde les rayons vides des magasins.
Je regarde les gens, qui se regardent, qui se méfient et qui sursautent au moindre toussotement.
J’écoute.
J’écoute Céleste me raconter qu’elle n’a ni masque ni solution hydroalcoolique pour aller de maison en maison chez des personnes vulnérables.
J’écoute Martine, qui tente de me convaincre que le coronavirus n’est qu’un vaste complot des gouvernements visant à faire passer des lois liberticides en douce pendant que la population est confinée chez elle.
J’écoute les recommandations d’hygiène délivrées par le ministère, le voisin, l’agence régionale de santé, la boulangère, la préfecture, le facteur, la mairie, le médecin et la communauté intergalactique des trentenaires chauves flexitariens.
Je regarde, j’écoute… mais mon esprit divague. Je pense à ces autres qu’on ne regarde pas.
Je pense à Georges, le mari de Florimonde. Georges, vieux et dément, qui ne sait plus se laver seul, qui ne sait plus comprendre une consigne simple, qui ne sait plus rester en place. Comment fera-t-il, Georges, pour tousser dans son coude, garder un masque et se laver les mains régulièrement ? Comment fera-t-il si on lui demande de rester confiné dans sa chambre ?
Je pense à Elina(1), qui partage une chambre minuscule avec sa famille. Je pense à leur errance de ville en ville et d’hôtel en hôtel. Comment fera-t-elle si elle doit appeler le 15 et expliquer des symptômes dans une langue qui n’est pas la sienne ? Comment fera sa famille si l’un d’entre eux doit être isolé en dehors de l’hôpital ?
Je pense à Albert, avec qui j’ai partagé un bout de trottoir pendant quelques mois. Ça m’étonnerait qu’il ait un masque et du gel dans son sac à dos ! En même temps, quand t’es à la rue, personne ne te parle, personne ne te touche, c’est déjà un risque en moins.
Je pense à Joël, mon compagnon de cellule. Je pense à la promiscuité, aux cellules suroccupées, aux couloirs peu aérés, aux douches trop rares… En prison, il fallait cantiner pour les produits d’hygiène, et le savon coûtait 2 euros.
Georges, Elina, Albert, Joël… Pendant que nous nous agitons pour trois paquets de riz, comment font-ils, eux, pour appliquer les précautions élémentaires d’hygiène ?
Et pendant que mon esprit divague, de l’Ehpad à l’hôtel et du trottoir à la prison, Florimonde téléphone, Céleste se lave les mains et les voisins rangent leurs courses.
Dehors, la vie continue, je regarde et j’écoute.
Dehors, c’est le niveau un, puis le deux, puis le trois. Plan blanc pour les hôpitaux, bleu pour les Ehpad. Et bientôt noir pour les pompes funèbres ? Dehors, on pense à soi et à nos proches, on a peur et on se rassure comme on peut. Dehors, c’est comme avant et comme après, qui se soucie des vieux fous, des migrants, des SDF, des détenus ?
Dehors, c’est comme d’habitude.
(1) Voir La Minute de Flo dans les ASH n° 3100 du 1er-03-19, p. 5.