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“La figure de l’assisté social est stigmatisée”

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Originaire de la région Grand Est, Benoît Coquard s’est plongé pendant quatre ans dans la vie de Ceux qui restent, titre de son livre sur les campagnes en déclin. Une enquête sur la complexité des rapports sociaux là où il ne fait pas bon avoir mauvaise réputation.
Pourquoi réfutez-vous l’expression « France périphérique », largement utilisée aujourd’hui ?

Dans cette appellation fourre-tout, chacun met ce qu’il veut pour désigner tout ce qui est en dehors des grandes villes. Cette notion a émergé en 2014 avec Christophe Guilluy et fait florès depuis. Mais, selon les chercheurs œuvrant sur ce sujet, les constats établis par ce consultant en géographie sont qualitativement fragiles. Cette notion amalgame des catégories très hétéroclites. Or toute la France rurale n’est pas la France « périphérique ». Il existe, d’un côté, des milieux ruraux dits « attractifs » qui se repeuplent et parviennent à attirer de nouveaux habitants et, de l’autre, des milieux ruraux qui se dépeuplent et s’appauvrissent. Ne pas tenir compte de cette différence équivaudrait à mettre Aubervilliers et Neuilly-sur-Seine à la même enseigne au motif que ce sont deux villes de la banlieue parisienne. J’ai enquêté sur ces « campagnes en déclin » dans le Grand Est. Elles sont constituées de vieilles régions industrielles, avec une surreprésentation d’ouvriers (35 %) et d’employés (30 %), où l’emploi et les habitants diminuent continuellement. Elles n’attirent pas les néoruraux ou les cadres désireux de vivre au vert. Il n’y a pas de mixité sociale.

Dans ces campagnes, Qui sont ceux qui restent et ceux qui partent ?

Pour les nouvelles générations, le diplôme prime. Plus on est diplômé, plus on vit loin de chez ses parents, c’est une loi sociologique. La massification scolaire fait que l’écrasante majorité des jeunes ont le bac aujourd’hui. Mais quand il n’existe pas d’établissement d’enseignement supérieur à proximité, il faut partir pour faire des études. Ceux qui partent sont donc les plus diplômés. Ils reviennent d’autant moins que les emplois locaux sont rares et sous-qualifiés. Depuis la fin des années 1990, un tiers des 18-25 ans entrant sur le marché du travail ont quitté les zones où j’ai enquêté sans jamais revenir. C’est un phénomène massif, comparable à l’exode rural des années 1950-1960. Ce tri scolaire sélectionne ses élus, les enfants issus de la petite bourgeoisie locale et des classes intermédiaires ainsi qu’une minorité d’origine populaire, et qui sont majoritairement des filles, souvent meilleures à l’école. Cette situation contribue à homogénéiser encore davantage le groupe de ceux qui restent, des jeunes peu diplômés qui, parfois, sont dépourvus des qualifications nécessaires pour décrocher un emploi local. La part des trentenaires mais aussi des vingtenaires non insérés – ni en emploi ni scolarisés – oscille entre 20 et 25 % dans la plupart des cantons, soit des taux comparables, voire supérieurs à ceux de Seine-Saint-Denis.

Qu’est-ce que « l’autochtonie de la précarité » que vous évoquez ?

En sociologie de la ruralité, la notion d’« autochtonie » désigne un capital. Quand on est du coin et qu’on est bien vu, qu’on jouit d’une bonne renommée, on peut, même sans diplôme et sans formation, être recommandé pour un travail. Certains jeunes peuvent accéder par ce biais à une reconnaissance symbolique et arriver à un certain niveau de responsabilité. Il y a une économie amicale, un entre-soi protecteur du « clan », des « vrais potes » sur qui on peut compter. Mais les jeunes adultes précaires qui restent vivre ici ont du mal à bénéficier de ces ressources locales parce qu’ils ne sont pas intégrés aux groupes d’appartenance populaires valorisés, les « bons ». J’ai rencontré beaucoup de jeunes affublés d’une sale réputation parce qu’ils sont chômeurs, qu’ils viennent d’une famille très défavorisée, qu’ils sont associés à la drogue, qu’ils n’ont pas les moyens de passer le permis de conduire… Ils sont mis à l’écart des lieux et des cercles les plus convoités, les entreprises locales, le club de foot. Leurs copains d’adolescence, devenus ouvriers, déjà parents et propriétaires, disent qu’ils sont « perdus », qu’on ne peut pas leur faire confiance. L’idée que « celui qui ne travaille pas ne vaut rien » est très prégnante chez les anciens. Elle est reprise par les jeunes, qui ne veulent surtout pas devenir un de ceux qui ne « valent rien ». Plus le chômage augmente dans ces campagnes, plus l’image de l’assisté, du « cas social », fait figure de stigmate, voire d’insulte.

Dans ce contexte, comment accompagner ceux qui en ont besoin ?

Les travailleurs sociaux essaient de porter un certain nombre d’initiatives. Mais ce n’est pas évident dans un environnement où l’Etat social est vécu comme de l’assistanat. Pour eux, c’est honteux de dépendre des politiques publiques mises en œuvre. D’un côté, les gens dénoncent le manque d’emplois, la fermeture d’usines, la disparition des services publics, ils se sentent relégués ; de l’autre, ils n’attendent pas qu’on leur donne des emplois aidés, par exemple, ce serait dévalorisant pour eux. Au contraire, ils réclament plus d’autonomie pour perpétrer un style de vie légitime localement qu’ils défendent avec fierté et dignité. C’est d’autant plus compliqué que plus le déclin démographique et économique est important, moins le tissu associatif est présent. Et la tendance à couper du jour au lendemain les vivres aux associations est réelle. De plus, dire que votre métier est d’aider des gens à sortir de la galère n’est pas forcément bien considéré, alors que, ailleurs, être responsable d’un planning familial, d’une association de soutien aux plus démunis, etc., est valorisant.

Y a-t-il des différences entre les hommes et les femmes qui restent ?

Il y a des différences de genre, de même qu’il faut distinguer les jeunes et les vieux, ce dont les théories de la « France périphérique » ne parlent pas. Les hommes ont le beau rôle. Ils ont un travail plus stable que les femmes, qui occupent la plupart du temps des emplois à mi-temps, en CDD et dans des lieux fermés (domicile des personnes âgées, école, maison de retraite…). Ils sont au premier plan dans les loisirs, que ce soit le football, la chasse, le motocross… Les femmes se déplacent et les assistent lorsqu’ils disputent un match ou une course. Dans la formation des groupes d’amis, les liens se forment généralement autour des hommes, même s’il y a bien sûr exception, notamment davantage dans les classes intermédiaires que dans les classes populaires. Leurs compagnes doivent s’ajuster à des manières d’être et de faire dictées par ces derniers. Par contraste avec leurs amies d’enfance devenues étudiantes et parties, qui, pour une part importante, sont encore célibataires et/ou sans enfant, les jeunes femmes qui restent à la campagne ont tendance à entrer relativement tôt dans la vie de couple et la maternité. Les inégalités structurelles qui se retrouvent dans l’économie ont des conséquences directes sur la vie privée. Au-delà de l’effondrement de l’emploi féminin, les logiques d’invisibilisation des femmes dans les sociabilités locales accentuent une forme de domination masculine.

Sociologue

à l’Institut national de la recherche agronomique (Inra), Benoît Coquard travaille depuis plusieurs années sur les milieux ruraux et les classes populaires. Ceux qui restent (éd. La Découverte) est son premier livre.

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