À travers un simple grillage, on aperçoit un jardin aménagé (city Park) flambant neuf et deux jeunes en survêtement en train de fumer, adossés aux murs couleur gris humide. Il faut franchir le portail grand ouvert pour découvrir une petite pancarte indiquant « Centre éducatif fermé ». Hormis cela, rien. Ni barreaux aux fenêtres, ni vigile à l’entrée, ni même la présence d’une vidéosurveillance n’évoquent de près ou de loin une architecture qui pourrait s’apparenter aux standards pénitentiaires. Pourtant, les amalgames continuent de gangrener l’image des CEF, dont le fonctionnement a en réalité moins à voir avec une prison qu’avec une unité éducative-centre éducatif renforcé (UE-CER). Il s’agit de l’un des nombreux dispositifs d’accompagnement des mineurs de 13 à 18 ans en conflit avec la loi mis en place par la direction de la protection judiciaire de la jeunesse (DPJJ). « Ce centre est fermé par le contrôle judiciaire, mais ce n’est en rien une prison dont les jeunes ne peuvent pas sortir », prévient d’emblée la directrice des lieux, Magali Corre. De fait, à part les deux jeunes croisés dans le jardin et un autre aux prises avec son jeu vidéo, pas de trace des six autres résidents actuellement hébergés. « Notre centre est résolument tourné vers l’extérieur, poursuit la directrice. Les adolescents peuvent être amenés à effectuer des stages en entreprise, à aller en cours ou en formation, ou autorisés à partir en week-end dans leur famille, à participer à des sorties culturelles… Notre objectif est de les réinsérer et pas de les enfermer coûte que coûte. »
Présentés comme une alternative à la prison, les CEF ont fait leur apparition dès 2002, à la suite de la loi « Perben 1 ». Leur but ? Offrir une solution d’hébergement intermédiaire entre les foyers classiques et la détention, en mettant l’accent sur une prise en charge éducative et médico-psychologique renforcée. Le placement dans ces établissements se fait obligatoirement dans le cadre d’une mesure probatoire, qu’il s’agisse d’un contrôle judiciaire, d’un sursis avec mise à l’épreuve (SME) ou d’un aménagement de peine. D’une durée de six mois, le placement peut être renouvelé une fois, et ce jusqu’à la veille des 18 ans. Le jeune qui ne joue pas le jeu sait qu’il risque l’incarcération. Son choix est toutefois conditionné par son souhait de s’en sortir. S’il accepte de venir, il doit adhérer à un projet éducatif et se plier au cadre précis de la structure qui l’accueille. « On n’est pas au Club Med », fait savoir sèchement Michel Dorlet, directeur fraîchement promu à la tête de l’association Nouvel Horizon-Anesi. L’oisiveté n’est effectivement pas ce qui caractérise ce dispositif. Si l’organisation diffère selon la structure, l’aménagement d’un règlement (très) strict est commun aux 51 CEF répartis sur tout le territoire.
En pratique, la prise en charge est réglée comme du papier à musique. Au cours de son séjour, le jeune doit gagner progressivement ses galons pour avoir le droit de sortir du centre, jusqu’à son départ définitif. Un cheminement au mérite qui repose sur un système d’attribution de « gratifications ». S’il joue le jeu, l’adolescent peut même décrocher la sortie culturelle de son choix. Ce qu’il ne pourra néanmoins pas faire au cours de ses deux premiers mois au centre. Cette période, qui correspond à la première étape du parcours, est concentrée sur l’évaluation du mineur, que cela soit aux niveaux scolaire, sanitaire ou psychologique.
Durant cette période, le lien avec la famille est momentanément coupé. « C’est parfois nécessaire de les extraire de leur quartier. Certains vivent des situations tellement compliquées, avec des parcours très chaotiques. Les couper, ne serait-ce qu’un temps, de leur milieu naturel ne peut que les aider à prendre de la distance sur leur parcours », témoigne la directrice. Cette période coïncide également avec la mise en œuvre du projet éducatif construit à partir de l’évaluation. Un travail qui nécessite parfois de repartir de zéro. « Beaucoup de jeunes accueillis ici sont en rupture scolaire. Ma démarche consiste alors à faire en sorte de les amener à dépasser leur échec. C’est à cette condition qu’ils acceptent de retourner dans un processus d’apprentissage », décrypte Gilles Mercier, enseignant à plein temps au CEF depuis trois ans. La mission de cet ancien professeur des écoles s’arrête toutefois aux portes de la troisième. Au-delà, une réintégration dans le milieu scolaire « traditionnel » peut être envisagée. Mathieu, 16 ans, l’un des mineurs du CEF, se trouve dans cette situation. Après une période test d’une semaine, l’adolescent a rejoint au mois de janvier dernier une classe de seconde dans un lycée à Poitiers. La majorité des jeunes du centre se dirigent cependant vers un cursus professionnalisant. Pour cela, le CEF du Vigeant bénéficie d’un partenariat avec son voisin de champ, l’Agence nationale pour la formation professionnelle des adultes (Afpa), qui initie les jeunes hommes aux métiers d’électricien, de maçon ou de plombier. Un accord dont se félicite Magali Corre : « Tous les CEF n’ont pas à proximité un centre de formation où les stagiaires peuvent passer leur certification et sortir avec un diplôme en poche en quelques mois », s’enorgueillit-elle. Aussi excentré soit-il, le CEF Nouvel Horizon ne semble donc pas souffrir de son isolement. Avoir des champs pour seul horizon peut même représenter un atout, notamment pour la prévention des fugues. D’aucuns s’y sont risqués, sans pouvoir aller bien loin.
Les mineurs ne sont en effet jamais en autonomie complète. Toujours en duo, l’équipe éducative, qui se compose de douze hommes et de trois femmes, se relaie auprès des adolescents, du matin jusqu’au soir, repas compris. Au plus fort de la journée, ils sont même six, soit un éducateur pour deux adolescents. Jusqu’à présent, un éducateur était aussi de garde chaque nuit. Désormais, ce rôle eset dévolu à tour de rôle aux deux veilleurs de nuit. Depuis le mois de janvier dernier, le centre expérimente un autre fonctionnement. Une façon, peut-être, de ménager le personnel ? Exercer en CEF, c’est passer neuf heures par jour et la moitié des week-ends en compagnie d’adolescents qui testent sans cesse les limites du cadre établi. « On a quand même affaire à des délinquants qui ont commis des actes graves. Il faut toujours avoir en tête le pire scénario pour se tenir prêt quand un incident survient », avoue Virginie, 24 ans, nouvelle éducatrice au centre. Totalement étrangère au système judiciaire il y a encore deux mois, la jeune femme s’est pourtant intégrée avec une aisance qui la surprend elle-même. « Je m’étais préparée à bien pire, avoue-t-elle. Alors que mon âge, mon statut de femme ou même ma couleur pourraient être des inconvénients, cela ne va jamais beaucoup plus loin que des provocations verbales. Souvent, les jeunes voient en moi un côté grande sœur. » En poste depuis neuf ans, Chekh, 38 ans, a lui dépassé depuis longtemps ses premières craintes. Passionné par son métier, l’éducateur investit une bonne partie de son temps professionnel à imaginer de nouvelles formes de prise en charge et à les mettre en pratique avec les enfants accueillis au centre. C’est d’ailleurs une mission que partagent tous les éducateurs. Chacun d’eux doit ainsi proposer et monter une activité à laquelle sont tenus de participer les adolescents. Objectif : offrir une solution de médiation ludique pour travailler leur capacité à s’exprimer, à développer leur sens artistique, à gérer leurs émotions… « Le jeu est un des leviers qui nous permet de faire passer des messages, éclaire l’intervenant social. Cela reste des enfants à qui il faut montrer qu’il existe d’autres moyens que la violence pour s’exprimer. »
Au nombre de quatre, les activités quotidiennes rythment les journées. S’y entremêlent une série d’autres rendez-vous immanquables tels que les tâches ménagères (appelées « servitudes »), les temps dédiés aux apprentissages scolaires ou professionnels. Le tout ceinturé par des entretiens réguliers avec l’équipe éducative, source pour celle-ci d’un important travail administratif. Chaque jour doit être remplie une feuille de comportement relatant les faits et gestes de l’adolescent pris en charge. Respect des horaires, participation aux activités et aux « servitudes », attitude avec le groupe, incidents… L’ensemble de ces informations sont consignées dans le dossier personnel du mineur, matérialisé physiquement par une impressionnante pile de fichiers multicolores. S’y cumulent le temps de rédaction des synthèses ou des bilans professionnels, et celui des réunions entre pairs avec les chefs de service et le référent Afpa ou l’enseignant pour échanger sur le projet d’insertion. Ce qui représente une part non négligeable du quotidien des éducateurs. « Ces synthèses sont indispensables pour étayer le dossier de l’adolescent que nous sommes tenus de transmettre au juge et à son éducateur “fil rouge”, justifie Magali Corre. Ainsi, quand le gamin revoit le juge, tout cela va faire pencher la balance dans un sens ou dans l’autre. » Une règle de base au Vigeant : aucune information ne transite sur l’intéressé sans qu’on ne lui en fait préalablement part. Une transparence à laquelle la directrice ne tient pas à déroger : « Lorsqu’il arrive au centre, on prévient le jeune que nous sommes la loupe du magistrat. Tout ce qu’il se passe ici, de négatif ou de positif, le magistrat en sera informé. C’est une façon de le responsabiliser », assène celle qui se définit comme un « pur produit du social ».
Si l’équipe a accueilli deux nouveaux membres l’année dernière, la plupart des autres sont en poste depuis une dizaine d’années. Un bon point pour la structure, qui n’a pas à souffrir d’un turn-over souvent bien plus important dans les autres CEF. Plus expérimenté et moins impressionnable, le personnel est ainsi en mesure d’évoluer au gré des départs et des arrivées des résidents. Ce jour-là, deux nouveaux jeunes doivent justement arriver, dont l’un pour quelques jours seulement puisqu’il s’agit d’un accueil-relais. A chaque fois, le protocole se répète, assorti de nouveaux problèmes à résoudre, exigeant un renouvellement constant de l’accompagnement. « S’il faut parfois ressasser des dizaines de fois la même chose, le centre éducatif fermé a un avantage de taille sur les autres dispositifs de prise en charge proposés par le système judiciaire : la présence 24 heures sur 24 des jeunes qui, par leur comportement, peuvent nous fournir des indications précieuses sur leur histoire familiale et nous aider à mettre du sens dans leurs actes. A partir de ces observations, l’équipe peut se mettre d’accord sur un mode opératoire », analyse Guilaine Boughobri, psychologue au CEF. D’où l’importance de tenir des réunions d’équipe. Fondamentales pour souder l’ensemble des intervenants, celles-ci ont lieu tous les vendredis. « L’équipe se doit de faire corps parce que plus il y a de cohérence et moins les adolescents peuvent s’engouffrer dans les failles. Il faut donc qu’on travaille ensemble dans les mêmes objectifs. Et s’il y a un problème de positionnement professionnel, à aucun moment le jeune ne doit le savoir », tranche le directeur de l’association Nouvel Horizon-Anesi, qui gère également le CEF de Marseille. Problème : les réunions d’équipe sont avant tout destinées à échanger autour des projets éducatifs et du fonctionnement du centre. Ce qui laisse peu de place et d’occasion pour désamorcer d’éventuelles incompréhensions entre éducateurs ou à l’égard de la direction. Si, jusqu’à l’année dernière, des séances d’analyse de pratiques professionnelles avaient lieu chaque mois, elles ne sont plus à l’ordre du jour, faute de trouver un professionnel capable d’orchestrer ce type d’échanges. En attendant, la direction a mis en place un carnet de bord quotidien, le « board », dans lequel chaque éducateur peut rendre compte de ses observations quotidiennes.
Dans les coulisses réservées au personnel comme dans la salle à manger, deux éducateurs sont en pleine partie de « Jungle Speed » (jeu de cartes) avec trois jeunes, symbole d’une ambiance apaisée. Et ce, même si le jeu ne semble pas convenir à l’un d’entre eux, capuche sur la tête, qui boude ostensiblement sur sa chaise. Patiemment, l’éducateur l’incite régulièrement à rejoindre la partie pour le faire sortir de sa coquille. Peine perdue. Visiblement soucieux, le jeune homme vient d’apprendre qu’il fait l’objet depuis la veille d’une demande de mainlevée à son égard. Bien que la direction ne souhaite pas diffuser la cause de cette sanction, la violence envers le personnel conduit quasiment systématiquement l’équipe encadrante à prendre ce type de mesure. Au magistrat de décider de son exclusion, temporaire vers un autre CEF ou définitive. Dans ce cas, c’est la case prison qui l’attend. En 2019, trois cas similaires ont été recensés au Vigeant. Les 23 autres mineurs ayant fréquenté le centre à la même époque ont, eux, soit poursuivi leur formation, soit trouvé un emploi à la sortie du centre, soit pu réintégrer leur famille après avoir renoué un lien. « Ces résultats prouvent combien nous pouvons être utiles. Cela nous encourage à nous accrocher », se réjouit Magali Corre qui, faute de suivi à long terme, n’est pas en mesure de dire si les changements induits par cette « mise au vert » se sont poursuivis au-delà. De son côté, la justice pénale des mineurs, qui subit actuellement un important lifting dans le cadre de la loi de programmation pour la justice du 23 mars 2019, va s’enrichir de 20 nouveaux centres éducatifs fermés d’ici à 2021. L’idée ? Continuer de proposer des alternatives pour éviter à un maximum d’adolescents en conflit avec la justice de se retrouver derrière les barreaux.
Avant d’être transformé en centre éducatif fermé (CEF) en 2005, le bâtiment hébergeait l’association Jeunes en équipe de travail (JET) destinée à accueillir sous encadrement militaire des délinquants jeunes majeurs placés en extérieur par l’administration pénitentiaire. Le partenariat avec l’Afdas date de cette époque. Sur le volet médical, le CEF travaille également étroitement avec le centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa) de Poitiers, qui accompagne les jeunes dans la prise en charge de leur addiction au cannabis. Sur les 51 CEF répartis en France, 34 relèvent du secteur associatif habilité, à l’instar du CEF du Vigeant, dont la gestion est assurée par Nouvel Horizon-Anesi (Association nationale et européenne d’éducation, de socialisation et d’insertion). Le reste est orchestré directement par la direction de la protection judiciaire de la jeunesse (DPJJ). D’une capacité de 10 à 12 mineurs au maximum, les CEF accueillent majoritairement des garçons de 13 à 18 ans. Sur les quelque 4 % de mesures qui relèvent du placement dans les établissements de la PJJ, 20 % des adolescents vont en CEF. Les autres sont dirigés vers des établissements de placement éducatif (EPE), appelés aussi « foyers », qui comprennent au moins une unité éducative d’hébergement collectif (UEHC), d’hébergement diversifié (UEHD) ou une unité éducative-centre éducatif renforcé (UE-CER).