C’est l’heure du café matinal, à la caserne de La Guerche-de-Bretagne, une commune de 4 200 habitants en Ille-et-Vilaine. Sur les murs du sous-sol qui fait office de salle de pause, des manchettes du journal local retracent l’historique des principaux faits divers du coin. Autour de la table, le major Baudouin, l’adjudant Soyer, le chef Gonzalez et les gendarmes Letellier et Legrand. Toute la brigade est réunie, y compris Christelle Mézière, l’intervenante sociale. « Cela ne fait que trois ans et demi qu’on travaille avec elle, mais on se demande comment on faisait avant », confie volontiers le major. Pour le gendarme Legrand, l’arrivée de la jeune femme de 35 ans a permis de « réhumaniser l’institution ». Témoins d’une détresse sociale pour laquelle ils n’ont pas été formés, les gendarmes n’avaient jusqu’alors pas les moyens ni le temps d’apporter une réponse à la hauteur des enjeux. Tel un phare dans la nuit, la gendarmerie est en effet le premier interlocuteur vers lequel on se tourne dans les territoires ruraux. Elle est le réceptacle de tout ce qui ne va pas, des simples litiges entre propriétaires et locataires aux violences conjugales, en passant par les éternels conflits de voisinage. Beaucoup d’interventions ne donnent pourtant pas lieu à une procédure judiciaire mais peuvent mettre à jour des fragilités et des difficultés qui ne relèvent pas de l’action de la gendarmerie. « Avant, on contactait le CDAS [centre départemental d’action sociale] et les services sociaux, mais ce n’était pas simple car on n’avait pas d’interlocuteur précis. Alors quand on ne réussissait pas à joindre quelqu’un, on passait à autre chose », se souvient le major.
Depuis trois ans, ils savent qu’ils peuvent désormais passer le relais à Christelle Mézière, qui fait partie des 270 intervenants sociaux en commissariat et gendarmerie (ISCG) exerçant en France, dont le nombre va croissant d’année en année. Les ISCG se sont rendus indispensables. Tout est parti d’une réflexion sur les activités de la police nationale menée dans les années 1980, et notamment du rapport « Belorgey ». Ce dernier pointait une forte dominante sociale dans la majorité des interventions et déplorait que ces informations ne soient pas exploitées afin de prévenir la réitération des actes. D’où l’idée d’imaginer un dispositif pour combler cette lacune. C’est dans ce contexte, après un premier essai à Chartres, que le premier intervenant social a été mis en place en 1991 au commissariat de Limoges. Le dispositif s’est ensuite développé un peu partout en France, en particulier dans l’Ouest, une région parmi les mieux pourvues aujourd’hui en ISCG.
Assistante sociale de formation, Christelle Mézière est chargée de l’accueil, de l’écoute et de l’orientation des victimes et des mis en cause pour lesquels des problématiques sociales ont été détectées dans le cadre des fonctions des forces de l’ordre. Une mission de prévention et de médiation qu’elle mène non seulement en partenariat avec les unités de gendarmerie mais aussi avec de nombreux services extérieurs : centres communaux d’action sociale, services sociaux départementaux, associations… Son poste est porté par une association rennaise, l’Asfad (Action sociale et formation à l’autonomie et au devenir), qui développe de nombreuses activités, notamment dans les domaines de la lutte contre les violences conjugales et intrafamiliales. Quant au financement, il est tripartite à parts égales entre l’Etat, le département et l’intercommunalité.
Avec son grand cartable à roulettes, Christelle Mézière se déplace de brigade en brigade dans les pays de Vitré et de la Roche-aux-Fées pour assurer des permanences d’une demi-journée. « Je n’ai pas de bureau attribué et je dois me faire un peu de place au milieu des gilets pare-balles et des équipements militaires », raconte l’intervenante sociale en pénétrant dans la pièce qui a été mise à sa disposition aujourd’hui à La Guerche-de-Bretagne. Quand elle n’est pas saisie de situations urgentes, elle reçoit sur rendez-vous, comme ce matin. Sur les conseils des gendarmes, une femme a accepté de la rencontrer. La quarantaine, cheveux blonds, robe et bottines noires, Stéphanie s’assoit en face de Christelle Mézière qui, avant même d’écouter son histoire, l’avise qu’elle n’est « pas gendarme » et lui explique en quoi consiste son poste. Un réflexe pédagogique et une manière de souligner cette indépendance, peu évidente au premier abord, à l’égard de l’institution militaire. Sachant qu’elle est soumise au secret professionnel, les personnes accueillies peuvent se confier sereinement.
« Monsieur n’en fait qu’à sa tête », explique tout de go cette mère de cinq enfants, séparée de son conjoint depuis trois ans. Quand elle les lui confie le week-end, elle a peur. Il boit, n’a pas de logement. Elle aimerait savoir si elle a le droit de refuser qu’il les garde, si elle risque quelque chose en le faisant. « Il m’en a fait voir de toutes les couleurs », explique-t-elle. « Ça veut dire quoi, “en faire voir de toutes les couleurs” ? », lui demande l’intervenante sociale d’une voix douce. Peu à peu, Stéphanie se livre sur les raisons de la séparation, sur les violences conjugales sur fond d’addictions. Elle n’a eu d’autre choix que de partir en urgence avec ses cinq enfants. L’homme a été convoqué puis placé en garde à vue, « mais il n’y a jamais eu de suite ». Aujourd’hui, elle craint surtout pour la sécurité de ses enfants. La quadragénaire évoque aussi ses difficultés de mère solo, ses envies d’entamer une vie professionnelle et de souffler parfois le week-end. Une aide éducative avait été décidée par le juge, mais elle n’est toujours pas appliquée. Christelle lui explique qu’elle court le risque d’être poursuivie pour non-présentation d’enfant. La solution : contacter le juge aux affaires familiales et mettre comme condition à leur garde que le père entame des soins. Empathique, elle ajoute : « La justice sera toujours sensible au fait que vous preniez des décisions dans l’intérêt des enfants. Si vous décidez de ne pas suivre l’ordonnance du juge, il faut le ressaisir et déposer une requête en référé avec votre avocat. » L’entretien aura duré une heure et quart. Parfois, cela prend beaucoup plus de temps, par exemple en situation de crise, quand l’émotion des victimes est forte.
Stéphanie sourit. Elle a obtenu des réponses et des encouragements. Même si elle est déjà suivie par l’Apase (Association pour l’action sociale et éducative), l’intervention de Christelle Mézière, loin d’être redondante, a mis de l’huile dans les rouages. La mère de famille sort du bureau rassurée. L’ISCG, elle, est satisfaite : « C’est une fonction gratifiante. Je me sens vraiment utile, parfois plus qu’avant, lorsque que je m’inscrivais dans un accompagnement long avec les personnes en tant qu’assistante sociale. On est dans une relation authentique. Je n’ai rien à vendre et je le dis d’emblée. » Petit tour dans les bureaux des gendarmes. Silhouette mince, cheveux châtains coiffés en chignon, la gendarme Letellier souhaite solliciter Christelle Mézière sur un cas particulier, une personne victime du harcèlement de son conjoint et qui n’a pas voulu déposer plainte. L’intervenante discute ensuite avec un autre gendarme d’une situation qui lui a été présentée par la direction du lycée de la commune. Un adolescent en décrochage scolaire, souvent blessé, dit s’interposer entre son père et sa mère, victime de violences conjugales. Y a-t-il trace d’une intervention des gendarmes pour ce motif ?
Le poste d’ISCG, véritable couteau suisse, se caractérise par la diversité des situations qu’il doit traiter, dont une bonne partie ne donnent d’ailleurs pas lieu à une procédure judiciaire. En 2018, parmi les cas traités par Christelle Mézière, 48 % portaient sur des violences, dont 87 % dans un contexte familial. Le reste des saisies concernait des parents d’enfants en difficulté, des différends liés à leur garde, des conflits conjugaux, des personnes isolées en difficulté sociale ou atteintes de troubles psychiques. L’autre particularité est le nombre très important de dossiers traités : 327 rien qu’en 2018. L’ISCG est vraiment très sollicitée. Majoritairement pour des ménages, qui ne sont d’ailleurs pas connus des services sociaux, ce qui démontre la complémentarité de ce poste par rapport à l’action des CDAS. Christelle Mézière est une interlocutrice privilégiée pour les femmes victimes de violences conjugales ou extraconjugales (103 cas en 2018, soit 25 % de plus qu’en 2017). Elle peut notamment les accompagner vers le dépôt d’une plainte. « On fait souvent appel à elle pour amorcer la démarche car ce n’est pas toujours facile pour ces femmes d’avoir un homme en face d’elles », remarque le gendarme Legrand. L’intervenante sociale leur explique notamment ce qu’il importe de mettre en avant, afin d’éviter qu’elles se perdent dans les détails, qu’elles noient le gendarme sous les informations. « Je les prépare aussi au fait qu’il va poser des questions précises, parfois intimes, et que ce n’est pas pour remettre en cause leur témoignage mais pour mieux contextualiser. »
Christelle Mézière fait preuve de pédagogie en déconstruisant les représentations autour des forces de l’ordre, en expliquant qu’on ne peut pas porter plainte quand il n’y a pas d’infraction caractérisée ou pourquoi les choses prennent du temps. « Les mots du gendarme et de la victime sont parfois tellement différents qu’ils ne se comprennent pas, résume le capitaine Olivier Maldant, commandant de la compagnie de gendarmerie de Vitré. Christelle réussit par son accompagnement et le dialogue à faciliter la compréhension de la procédure avec des termes simples et adaptés. » En prenant le temps d’écouter, l’ISCG reconnaît le préjudice des victimes tout en explorant avec elles d’autres solutions que le volet judiciaire. Une autre partie de son activité, moins connue, concerne la prise en charge des individus mis en cause. Ils ne représentent pour le moment que 12 % des bénéficiaires, mais « la demande est en hausse, notamment pour des situations de conflits conjugaux sans récidive, constate-t-elle. Cela permet de limiter l’aggravation des phénomènes de violence ». Bien entendu, la rencontre avec le mis en cause ne s’effectue qu’avec l’accord de la victime. « Même si nos postes sont très identifiés sur les violences conjugales ou intrafamiliales, ils ne se limitent pas à ça, ajoute Lydie Bouleau, la collègue de Christelle, qui occupe depuis un an un poste d’ISCG sur le territoire du Pays de Saint-Malo. On peut par exemple m’orienter vers des personnes alcooliques dont le permis a été suspendu. Je les rencontre pour mettre en place des soins et voir comment ils peuvent continuer à vivre sans le permis en trouvant d’autres solutions de mobilités. » Cette dernière reçoit aussi beaucoup de parents en détresse dont les enfants ont fugué ou ont commis une première infraction. Elle cherche avec eux des solutions pour que ceux-ci reprennent une scolarisation, ou les accompagne dans une demande d’aide éducative.
Pour le capitaine Maldant, l’ISCG est devenue un maillon indispensable de la chaîne. Christelle Mézière a d’ailleurs été associée l’été dernier à la création d’un groupe d’intervention afin de mettre rapidement les victimes à l’abri. Pour autant, son intégration n’a pas toujours été une évidence, comme le reconnaît le commandant de la compagnie : « Cela a parfois été mal vécu. Il a fallu quelques séances d’explication. » Au départ, certains gendarmes ne voyaient pas à quoi elle servait : « Ils craignaient que je les contrôle ou que je leur rajoute du travail, remarque-t-elle. Il a fallu que je me familiarise avec le milieu militaire pour pouvoir me légitimer. » A l’interface de plusieurs acteurs judiciaires et sociaux, l’ISCG travaille en réseau, mais aussi en toute indépendance et de manière très autonome sur un large territoire. Une spécificité qu’apprécie Christelle Mézière, qui pointe néanmoins le revers de la médaille : un sentiment d’isolement. Elle qui exerce à distance de son employeur, l’Asfad, aimerait s’appuyer plus souvent sur ses collègues, bénéficier de leur retour d’expérience ou de leur soutien par rapport à certaines situations rencontrées. Pour échanger, il faudrait aussi avoir du temps. Une denrée rare pour l’ISCG qui croule sous les rendez-vous et les coups de fil. Justement, le téléphone sonne… Encore un nouveau dossier à traiter.
Depuis 2014, les orientations pénales définies par la circulaire du 24 novembre 2014 d’orientation de politique pénale en matière de lutte contre les violences au sein du couple et relative au dispositif de téléassistance pour la protection des personnes en grave danger rappellent « le caractère très exceptionnel du recueil des déclarations sur main courante ». Suivant les directives de certains procureurs de la République, de nombreux policiers et gendarmes sur le terrain refusent de plus en plus que les victimes de violences conjugales déposent une simple main courante et insistent pour qu’elles portent plainte. Ce que déplore l’ANISCG (Association nationale d’interventions sociales en commissariat et gendarmerie). « Il faut certes améliorer les pratiques, mais forcer les femmes à porter plainte, c’est une autre forme de violence et c’est absurde », souligne Laurent Puech, chargé de mission à l’ANISCG (voir ASH n° 3106 du 12-04-20, p. 36). Volonté que la situation de violence cesse sans passer par une sanction ; refus de la symbolique de la plainte, qui peut être difficile à assumer ; crainte de représailles de la part de l’auteur ou de l’entourage… Les motivations des victimes sont légitimes et devraient pouvoir être entendues. Le risque : que ces personnes finissent par disparaître des radars, se retrouvent encore plus isolées et que leur situation s’aggrave. « On pourra alors penser que la situation s’améliore alors qu’une partie des victimes ne seront en fait plus du tout visibles », observe Laurent Puech.