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“Le déni de l’inceste et de la pédophilie”

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La parole des femmes victimes de violences se libère. Celle des enfants victimes d’abus sexuels reste interdite. En pleine affaire « Matzneff », Patric Jean invite à réfléchir d’urgence, dans La loi des pères, au silence face à la pédophilie et à l’inceste.
Combien y a-t-il d’enfants agressés ou abusés sexuellement en France ?

Le nombre d’enfants ayant subi une agression sexuelle ou un viol est estimé entre 3 et 6 %, soit, en moyenne, deux enfants par classe et 720 000 victimes sur la totalité des enfants scolarisés. Au Canada, où le sujet est pris en compte depuis trente ans, 10 % des cas de maltraitance traités par la justice en 2001 étaient liés à des abus sexuels, majoritairement des attouchements ou des caresses des organes génitaux du mineur. Un peu plus d’un tiers (35 %) sont des viols ou tentatives de viol. Les victimes sont, à 69 %, des filles. La France a du retard en la matière, considérant pendant longtemps que c’était le fait de quelques hommes avinés ou le fantasme de quelques notables. Force est de constater que le phénomène est transversal : ici comme ailleurs, il touche tous les milieux sociaux. Les abus sexuels se déroulent principalement dans le cercle familial, puis dans les lieux ayant une proximité avec les enfants : l’église (en Irlande, l’occurrence est énorme car quasiment tout l’enseignement est aux mains de l’Eglise), l’école, les clubs sportifs… Sur 2,5 % d’hommes susceptibles d’être des pédocriminels, 1 % ont du désir pour le corps des enfants et 1,5 % d’entre eux passent à l’acte sans être pédophiles. Dans ce dernier cas, cela se passe souvent au moment d’une séparation des parents. Le père réaffirme une autorité, un pouvoir en s’en prenant au corps de l’enfant.

C’est ce que vous nommez la « loi des pères »…

La loi des pères, au sens politique du terme, c’est le patriarcat qui régit l’organisation sociale et juridique de la société et confère aux hommes une position supérieure. C’est vrai des pères de famille et, autrefois, des rois ou des princes. Ils ont un devoir de protection mais détiennent l’autorité. Le représentant suprême du père est Dieu. Dans le nouveau régime, tout cela a été remplacé par le père de la Nation, encore évoqué en France. Chaque fois qu’il y a des lieux de pouvoir, il existe des métaphores paternelles. On a parlé, à une époque, du paternalisme de certains patrons. Le curé est appelé « mon père »… Une des nombreuses conséquences de ce système est, d’un côté, la domination masculine et, de l’autre, les violences sexuelles faites aux femmes et aux enfants.

Pourquoi 70 % des plaintes sont-elles classées sans suite ?

Le discours officiel affirme que les enfants sont intouchables. Parallèlement, la société est dans le déni, elle ne veut pas voir. C’est horrible de penser que des enfants sont en danger dans son propre entourage. A un certain moment, la société est prête à entendre les victimes. C’est ce qui se passe actuellement pour les femmes. Mais, il y a dix ans, quand j’ai sorti mon film La domination masculine sur les violences conjugales, l’accueil a été très réservé. C’était trop tôt. Aujourd’hui, il est diffusé dans les lycées, les associations… L’époque a changé et la voix des femmes est écoutée. Je pense qu’il va se passer la même chose pour l’inceste et la pédophilie, à une différence près : les enfants victimes ne parlent pas ou peu, ils ne manifestent pas. Quelques-uns témoignent trente ans plus tard dans des livres, comme actuellement, de ce qu’ils ont vécu, mais, pour beaucoup, c’est la loi du silence. De son côté, la justice manque cruellement de moyens. Or ce sont des affaires complexes qui demandent du temps. Elles sont parfois classées sans qu’il y ait eu d’enquête. Sans parler des années 1970 qui, dans le sillage de la libération sexuelle, ont défendu la pédophilie, à l’instar de Gabriel Matzneff. Diverses théories pseudo-scientifiques facilitent l’invisibilité de ce problème et augmentent la probabilité d’un non-lieu.

C’est-à-dire ?

La défense des agresseurs sexuels d’enfants se fonde souvent sur le recours à des troubles affectant les accusateurs, notamment les mères. Cela a commencé au XIXe siècle, lorsqu’en 1832 une loi a été votée pour stipuler qu’en dessous de 11 ans un enfant ne peut pas être consentant à une relation sexuelle. Immédiatement, des voix se sont élevées, accusant les enfants de mentir et d’être manipulés par leur mère. On a appelé ça le « syndrome de Dupré » ou l’« hétéro-accusation génitale ». Cette légitimation médicale a été remplacée dans les années 1980 par le « syndrome d’aliénation parentale ». En d’autres termes, des mamans organiseraient des dénonciations frauduleuses pour écarter un mari gênant, allant même jusqu’à créer des lésions physiologiques sur leurs enfants pour appuyer leurs dires. Ensuite est apparu le « syndrome de Médée », forme de harcèlement mis en place par un parent voulant priver son conjoint de la relation avec ses enfants et apparaissant à l’occasion d’une rupture conjugale. Aucune de ces théories n’est démontrée scientifiquement et plusieurs pédopsychiatres dénoncent leur usage devant la justice depuis des années, mais leurs arguments ne sont pas suffisamment pris en compte par certains magistrats, certes minoritaires, mais qui peuvent faire des dégâts. Je reçois énormément de témoignages de mères à qui on a retiré la garde de leur enfant pour le confier au père, alors qu’il y a suspicion d’abus sexuels. Ce sont elles les coupables, les aliénantes. On ne croit pas les femmes et les enfants. Pourtant, le rapport « Viaux », commandé par le ministère de la Justice, qui a analysé des milliers de décisions prises par les juges aux affaires familiales, indique que les fausses allégations sont rares : un à deux dossiers pour mille.

Les mères sont-elles les seules à se retrouver au banc des accusés ?

Non, des médecins sont poursuivis devant le conseil de l’Ordre pour avoir adressé au parquet un signalement pour agressions sexuelles sur mineurs. Ils sont accusés par les auteurs présumés des faits (98 % sont des hommes) d’établir des certificats de complaisance. C’est une stratégie redoutable dont se servent allègrement des associations de défense des pères, et beaucoup de professionnels (enseignants, travailleurs sociaux…) hésitent à faire des signalements de peur d’être inquiétés. Une pédopsychiatre, la docteure Bonnet, a vu sa carrière détruite par huit ans de procédures, couronnées par un non-lieu, et a été obligée de s’exiler à l’étranger pour travailler. Il y a des choses formidables mises en place en France, notamment par l’association La voix de l’enfant, mais un changement de mentalité doit s’opérer d’urgence car des enfants sont démolis à vie. Et, globalement, il y a une parole d’universitaires, de médecins, de magistrats, que l’on n’entend pas beaucoup ici. Aux Etats-Unis, une jurisprudence réfute le syndrome d’aliénation parentale. En Espagne, il n’y a plus que l’extrême-droite qui le soutienne. Au Québec, la mesure des violences faites aux femmes et aux enfants est prise. L’idée sous-jacente est qu’un homme qui bat sa femme ne peut pas être un bon père.

Engagé,

Patric Jean est l’auteur de La loi des pères (éd. du Rocher). Il a aussi réalisé de nombreux documentaires, dont La raison du plus fort, sur la criminalisation de la pauvreté, La domination masculine et Un monde parfait, sur la consommation.

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