L’entrée est discrète, dans le parking d’un immeuble du XXe arrondissement parisien. Une fois la porte franchie et les chaussons enfilés, rien ne dépare ici d’une crèche « normale », avec son ambiance chaleureuse et colorée, ses différents espaces de jeux d’imitation, de motricité, de nurserie, où se meuvent librement 20 enfants dont 6 tout-petits. Premier lieu historique d’implantation de l’association Enfant présent, la structure d’accueil petite enfance des Panoyaux – avec 60 places en crèche familiale et 20 en collective – fournit pourtant bien plus qu’un « mode de garde ». Dans les locaux, une pièce est réservée par les travailleurs sociaux à l’accueil des familles, pour les aider à trouver un logement, un travail, une formation.
Plus qu’un symbole, un principe fondateur règne au cœur de cette crèche « préventive » : ce qui diffère ici, c’est l’accompagnement, proposé non seulement aux enfants mais aussi à leurs parents. Des adultes souvent en grande difficulté et sans relais, avec des rythmes de vie professionnelle particuliers ou de graves problèmes de santé, que l’équipe va soutenir pour rompre la spirale de l’isolement et empêcher l’apparition de situations de maltraitance.
Ouvert 24 heures sur 24 et 12 mois sur 12, le dispositif, initié en 1987 par une assistante sociale et une psychologue issues de la fonction publique, s’est voulu hors norme dès le départ. Entre le cadre normé des crèches de droit commun, s’adressant aux couples ayant un emploi et fonctionnant avec des horaires de garde classiques, et celui trop spécialisé du placement familial ou de la pouponnière, les fondatrices d’Enfant présent ont tenu à apporter une réponse intermédiaire. « Plutôt que d’exiger des familles qu’elles s’adaptent à l’existant, l’objectif est la mise en place d’un accueil qui réponde à leurs besoins et difficultés tout en intégrant le souci de la place de l’enfant », explique Valérie Farenc, directrice adjointe coordinatrice du site des Panoyaux.
La structure offre la possibilité d’un accueil souple et modulable des enfants dès l’âge de 2 mois et demi, soit en crèche familiale chez des assistantes maternelles agréées, soit en crèche collective. Parallèlement, les parents peuvent bénéficier d’un soutien socio-éducatif sur mesure pour les accompagner dans les remaniements psychologiques, les réorganisations sociales à opérer en vue d’un nouvel équilibre familial. « Nous voulons désamorcer le plus tôt possible les dysfonctionnements dans la relation parents-enfants et renforcer le lien entre eux à ce moment essentiel des premières années de la vie de l’enfant », ajoute la responsable.
En 2018, parmi les admissions parisiennes (l’association est aussi implantée dans le Val-d’Oise), 80 % concernaient des familles monoparentales dans des situations très précaires, logées à l’hôtel, sans aucun mode de garde ni aucune possibilité de suppléance familiale. « A ces mamans seules en majorité, sans travail ni papiers, issues de parcours migratoires douloureux et souvent victimes de violences, on fait valoir que leur demande n’est pas prioritaire. Et on leur donne quelques heures en halte-garderie plutôt qu’un réel relais fiable et sécurisant. Il y a un vrai problème de discrimination ! », pointe Arnaud Gallais, jeune et détonnant directeur général d’Enfant présent, également cofondateur et porte-parole de Prévenir et protéger. Ce collectif associatif qui regroupe 14 associations de défense des droits de l’enfant et des droits des femmes s’est vu décerner le label « grande cause nationale 2019 ». Autant dire que, dans les débats actuels du secteur, l’expérience de l’association, dont les compétences croisent les domaines de la petite enfance et de la protection de l’enfance, a retenu l’attention. Fin 2019, ses acteurs – professionnels et parents – n’ont pas manqué de sollicitations dans les divers travaux en cours : commission des 1 000 premiers jours de l’enfant présidée par le neuropsychiatre Boris Cyrulnik ; commission visant la mise en œuvre d’un parcours accompagné des parents portée par le secrétaire d’Etat Adrien Taquet ; consultations dans le cadre de la stratégie nationale de lutte contre la pauvreté. « Notre approche est systémique, un peu comme un club de prévention. Sauf que notre support, c’est la crèche, pour plein d’actions différentes », reprend Arnaud Gallais. Aux Panoyaux, les deux dispositifs forment une seule et même plateforme d’accueil.
« Il s’agit de ne pas enfermer les familles dans un système de prise en charge. Si les clignotants s’allument pour elles sur le plan social, économique, éducatif, on privilégie un accueil individuel en crèche familiale, plus soutenant, avec un système de référent marqué, tout en laissant place à des modularités et des évolutions possibles vers un accueil en collectif, explique Domitille Maurice, cheffe de service de la crèche collective. L’enjeu est l’écoute et la rencontre, sans culpabilisation ni jugement, pour trouver le point d’entrée d’un échange en confiance et d’un accompagnement en profondeur. »
Pivot de cette transversalité, une équipe éducative renforcée veille à coordonner l’ensemble des projets d’accueil individualisé des enfants et de leurs familles, en lien avec les assistantes maternelles et familiales ou les auxiliaires de puériculture. Ce plateau de coordination réunit deux éducatrices spécialisées, un cadre de santé infirmier, un pédiatre, un psychologue, auxquelles s’ajoutent la directrice adjointe coordinatrice du site, la cheffe de service ainsi que les éducatrices de jeunes enfants de chacune des crèches. Lorsqu’un soutien plus intensif à la parentalité s’avère nécessaire, le dispositif est complété d’un service d’aide éducative à domicile (AED) sous contrat avec l’aide sociale à l’enfance, assuré par une éducatrice spécialisée. « La pluridisciplinarité qui se vit, chacun avec une place bien définie, et le suivi des situations assuré de bout en bout font la force de ce travail d’équipe, dans et hors les murs de la crèche. On prend le temps qu’il faut avec les familles mais aussi entre professionnels pour expliquer, conseiller, outiller, adapter nos pratiques. Cela vaut mieux que tous les protocoles informatisés ! », apprécie Marie-Hélène de Fleurieu, l’une des deux pédiatres de l’association. Avec la cadre de santé, la médecin veille en particulier au suivi du développement des enfants, recevant chacun d’eux en visite médicale au moins une fois par trimestre, en présence des parents. « L’idée tend à associer les adultes à ces moments clés de transmission autour de leur enfant, pour accompagner et sécuriser son grandissement », souligne-t-elle.
Les enfants souffrent parfois d’insécurité affective, de retards de langage ou ont seulement besoin de petits ajustements dans leur rythme de vie, leur alimentation. Plus qu’avant, l’équipe reçoit aussi des enfants atteints de problèmes somatiques (autisme, hémiplégie…), victimes du syndrome des bébés secoués ou grands prématurés, orientés par des partenaires (Ville de Paris, protection maternelle et infantile, services sociaux polyvalents, centres médico-psychologiques, hôpitaux de l’est parisien). « Tous, heureusement, ne sont pas malades, nuance Marie-Hélène de Fleurieu. Dans bien des cas, ce sont les parents dont l’état de santé est précaire, souffrant de dépression, de problèmes métaboliques, infectieux, neurologiques… On les aide à prendre soin d’eux, à s’orienter si besoin vers des consultations spécialisées. » De même, l’éducation à la santé prend une place importante : prévention de l’obésité, du rapport aux écrans, diversification de l’alimentation… « Nombre de structures d’accueil se contentent en fin de journée d’un compte rendu très fonctionnel qui n’apporte rien à la connaissance de l’enfant. A une époque où les transmissions familiales ne se font plus, ou beaucoup moins, les parents – et pas seulement les plus en difficulté – se posent plein de questions et peinent, faute de temps, à trouver des réponses. Notre envie est de faire de la crèche un lieu ressource, d’information, de croisement de regards pour enrichir la parentalité », avance Arnaud Gallais, qui souhaite développer davantage de temps de sensibilisation autour des droits de l’enfant.
Cette attention particulière au lien familial constitue le deuxième axe fort d’intervention des professionnels, parfois très en amont, en lien avec des réseaux de périnatalité proches qui alertent l’équipe dès le début de la grossesse, avant même l’accueil au sein de la crèche. Dans cet accompagnement, le rôle de la psychologue de l’équipe s’avère précieux : « A partir du mode de garde mis en place, on propose aux parents de réfléchir au projet de l’enfant et à ce qui se joue dans la relation avec lui au regard de l’histoire familiale », indique Emilie Danel, psychologue à Enfant présent, qui reçoit les familles sur rendez-vous et participe aux temps collectifs organisés avec elles. « Certains parents sont tellement submergés qu’ils ne se rendent pas compte de l’évolution de leur enfant et de ses progrès. Il y a un vrai travail sur le regard porté sur lui et sur eux-mêmes », insiste Valérie Farenc.
Dans ce soutien à la parentalité, les éducatrices spécialisées ont une position singulière. Aussi nombreuses au sein de l’équipe que les éducatrices de jeunes enfants, elles sont garantes de l’intervention globale autour de l’enfant et de sa famille. « Comme notre présence n’a pas d’équivalent dans les autres crèches, on commence par l’expliquer pour balayer toute crainte de placement, précise Elodie Richelet, référente comme sa collègue d’une trentaine de familles de la crèche collective et familiale. On est là, en lien avec toute l’équipe et les partenaires extérieurs, pour appuyer leurs compétences parentales, les encourager quand il y a des doutes, des crises, quand ça va bien aussi, et surtout pour les aider à agir sur leur propre situation ! »
Interlocutrices privilégiées, elles peuvent soutenir si besoin les adultes dans leurs démarches médicales, sociales ou professionnelles (recherche d’un logement, d’un emploi, d’une formation), sans se substituer aux professionnels des services sociaux de proximité. Et « sans injonction au projet », ajoute Elodie Richelet : « Parfois, avant tout le reste, il s’agit de les inviter à prendre du temps pour eux, pour leur vie d’homme, de femme, et à ne pas être que parents. » Dans le cadre de l’AED (20 enfants accompagnés aujourd’hui, souvent sur proposition de l’équipe de la crèche, ce qui permet de dédramatiser), la prise en charge de leur collègue Anne Le Coënt, plus globale, s’étend jusqu’au domicile familial, pour accompagner certains gestes du quotidien, et peut se prolonger jusqu’à l’école maternelle.
Au-delà des échanges individuels avec les familles, les éducatrices spécialisées et la psychologue proposent dans les locaux, deux fois par mois, des temps collectifs mêlant des parents de la crèche familiale et collective : moments d’échanges (« Parlons ensemble ») autour de questions éducatives – propositions de sorties adaptées aux enfants, inscription à l’école, acquisition de la propreté… – ou ludiques (« Jouons ensemble ») avec leur enfant et d’autres familles. De même, leur collègue d’AED organise des activités le mercredi après-midi, souvent en dehors de la crèche. « Les familles sont très demandeuses ! L’idée est de favoriser la rencontre avec leur enfant et d’y prendre plaisir », souligne Anne Le Coënt, qui évoque avec un grand sourire la dernière sortie au jardin d’Acclimatation, où les mères ont décidé de rester seules ensemble jusqu’à la fermeture. « Il s’agit aussi de créer des liens entre les familles, de leur permettre de s’intégrer et de développer leur propre réseau. Nous ne sommes qu’un tremplin éphémère, dont la vocation est de les aider à trouver la ressource en elles-mêmes et dans leur environnement pour la suite de leur parcours », insiste Arnaud Gallais. Très attaché aux principes d’éducation populaire et de pair-aidance, il souhaite travailler davantage avec l’équipe à l’ouverture sociale de la crèche dans ce quartier en pleine gentrification.
L’enjeu de ce passage est aussi de préparer sereinement l’entrée à l’école : six mois avant la fin de la garde, l’équipe porte une vigilance particulière à la rencontre des familles avec l’institution scolaire, si possible par la mise en place d’un partenariat et l’organisation de visites, ainsi qu’à l’identification des rôles de chacun.
Pour la majorité des familles accueillies à Enfant présent, « les progressions se voient à l’œil nu », affirme Cynthia G.(1), éducatrice de jeunes enfants depuis deux ans au sein de la crèche, où les demandes aujourd’hui affluent. « En confiance, plus reposés, au bout de quelques semaines, les parents retrouvent pied pour entreprendre des démarches et voient aussi leurs enfants s’apaiser et progresser. Cet espace de stabilité dénoue beaucoup de choses et ouvre un nouvel horizon pour toute la famille », poursuit la jeune professionnelle. Un chiffre résume à lui seul ce basculement : à l’entrée dans la crèche familiale, 65 % des mères ne travaillent pas ; à la sortie (après vingt mois en moyenne) 62,5 % ont un emploi, en CDD ou à temps partiel. Le succès de la formule n’est pourtant pas systématique : « Certains parents nous voient uniquement comme une crèche et on ne peut engager de travail en profondeur, faute de crédibilité à leurs yeux. Parfois aussi, quand les dysfonctionnements s’aggravent ou que la demande dépasse 12 nuits par mois, on accompagne les parents vers une adhésion au placement de l’enfant au regard des difficultés partagées avec eux », déclare Valérie Farenc, en insistant sur l’extrême rareté de telles situations.
Pour Djenabou, 23 ans et originaire de Guinée-Conakry, c’est l’histoire d’un envol. Orientée vers la crèche d’Enfant présent par le centre maternel parisien où elle était hébergée seule avec son fils de 8 mois, la jeune femme a pu suivre la formation d’aide-soignante dont elle rêvait, malgré ses astreintes de nuit et ses horaires décalés, et accéder à un appartement via un dispositif de loué solidaire. « J’avais des stages très tôt le matin à l’hôpital et on a pu me proposer une place en crèche familiale, comme pour ma fille qui est née ensuite. J’ai décroché mon diplôme et pu commencer à travailler : sans leur relais, je n’aurais rien pu faire. Plus qu’une crèche, c’est une famille. J’y amène mes enfants selon mon planning, mais dès que je peux, ils sont avec moi et ça, à la crèche, les professionnels le savent », explique cette mère qui espère aujourd’hui obtenir de son employeur des horaires aménagés plus en phase avec le rythme de ses petits.
Unique en son genre, ce modèle d’accueil préventif a-t-il des chances d’essaimer dans le paysage français ? « Trente ans après, on est toujours vu comme une innovation, avec certains financements pérennes et d’autres non, tant l’amplitude de nos actions dans l’accompagnement à la parentalité n’entre pas dans les cases », observe Arnaud Gallais, pour qui l’avenir est à une réflexion globale, non sectorielle et décloisonnée, fondée sur l’accès aux mêmes droits pour tous. « Le dispositif constitue un investissement en termes de qualité d’accueil, d’encadrement et de maillage par rapport à une crèche classique, mais c’est gagner tellement de temps ! Il doit pouvoir être proposé à toutes les familles, précaires ou pas, parce que la parentalité n’est pas une évidence ! », plaide le jeune directeur général, qui souhaite développer avec le conseil départemental de la Vienne un projet original de crèche préventive en milieu rural permettant d’aller chercher des enfants à leur domicile en cas de frein à la mobilité.
(1) Elle préfère rester anonyme.