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“Les sourds ont cru qu’ils n’étaient pas intelligents”

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Née de parents sourds pratiquant la langue des signes, Marina Al Rubaee a commencé à parler à l’âge de 6 ans. Partagée entre le monde des non-entendants et celui des entendants, elle a été la voix de ses parents et a oublié d’écouter la sienne, révèle-t-elle dans un livre très personnel.

Marina Al Rubaee nourrit un rêve : créer, un jour, une fondation pour accompagner les personnes sourdes dans leurs démarches quotidiennes. Des assistantes sociales y parleraient la langue des signes, des interprètes seraient à disposition… La jeune femme n’a rien d’une « bisounours » et sait de quoi elle parle. Depuis toute petite, elle est la porte-parole de ses parents non entendants, une histoire qu’elle raconte dans un récit sensible, Il était une voix… C’est à l’âge de 6 ans, quand elle entre au cours préparatoire, qu’elle prend vraiment conscience que son père et sa mère « n’avaient pas d’oreilles », comme elle dit. « Jusque-là, je pensais que la norme était de parler avec ses mains. Quand on est enfant, les parents sont la seule référence, c’est donc tout naturellement que j’ai signé. C’était ma langue maternelle. » Un peu avant, à la maternelle, Marina Al Rubaee a bien vu que les autres parlent, mais préfère rester dans sa bulle, loin des intrusions sonores. Chez elle, le mode de communication est simple : ses parents allument ou éteignent la lumière pour signifier leur présence dans une pièce, se dire : « Coucou, je suis là. » La fillette aime le bruit de l’interrupteur, tout comme l’ampoule rouge de l’entrée, qui clignote à chaque fois que quelqu’un sonne à la porte. Casseroles qui cognent, couverts qui raclent l’assiette, portes qui claquent, mastication tonitruante… Elle comprend aussi que les bruits sont inexistants pour les sourds. Une fois, elle a fait un cauchemar dans lequel elle hurle pour échapper aux griffes d’un monstre, mais ses parents n’accourent pas à son chevet. A ce moment-là, sa mère vient d’accoucher de son petit frère, et elle la sent inquiète de ne pas entendre le bébé pleurer dans la nuit.

Celle qui a maintenant 43 ans se définit comme une « sourde entendante ». Parce qu’être née dans une famille de sourds, c’est, selon elle, « une autre façon d’être au monde », une autre sensibilité, l’art de « capter des microdétails, une manière de se mouvoir, de parler droit dans les yeux, de scruter la bouche de ses interlocuteurs pour tenter de lire sur leurs lèvres ». En entendant, elle a dû intégrer d’autres codes, apprendre une nouvelle langue qui lui était étrangère. Alors quand, à 6 ans, la maîtresse lui demande si elle sait écrire son nom, elle ne répond pas, elle a peur de parler, honte de dire qu’elle ne sait pas. Elle se sent idiote. « Des années plus tard, je comprends que l’accès à l’écriture est, pour un grand nombre de sourds, un passage compliqué, voire douloureux, par manque d’une pédagogie adaptée, témoigne Marina Al Rubaee. Un sourd écrit comme il signe, le pronom n’est pas conjugué au verbe associé, les mots sont inversés, mal orthographiés. L’absence de l’ouïe empêche la compréhension du sens du mot, normalement accessible grâce au son. Les contresens sont fréquents. » En réalité, l’écolière parle, mais seulement dans sa tête, personne n’entend sa voix. Sortir un son de sa bouche, c’est avoir l’impression de trahir ses parents, de perdre son socle, son lien avec eux, de passer dans le camp adverse… Elle ne saura qu’après qu’en parlant elle pourra les aider, être leur interprète, l’interface entre le monde des sourds et celui des entendants. Mais avant, il lui faudra suivre pendant longtemps des séances d’orthophonie pour corriger son élocution et se faire comprendre.

Pas de place pour la différence

A l’époque, elle ne sait pas qu’elle est ce que l’on appelle désormais une « aidante ». Pourtant, c’est elle, l’aînée des trois enfants, qui téléphone à l’employeur de son père pour qu’il soit payé quand le salaire tarde à arriver. C’est elle qui épaule sa mère dans ses rendez-vous à Pôle emploi, quand celle-ci cherche un travail. C’est toujours elle qui accompagne ses parents chez le médecin. La position est parfois inconfortable, comme ce jour où le docteur D. demande à sa mère, qui a mal au ventre, si elle va à la selle. Une expression que la petite fille de 8 ans ne connaît pas. Pour les interlocuteurs, souvent, c’est comme si ses parents n’existent pas. « Lorsqu’ils signent, ils ne les regardent pas, ils me toisent moi. Paradoxalement, c’était moi le parent », se souvient-elle. Marina Al Rubaee s’exécute sans ciller, elle n’a pas le choix : « J’ai compris très vite que les personnes différentes n’avaient pas de place dans cette société. J’avais peur que mes parents soient jugés incapables de nous élever, et d’être placée. » Pour gommer leur particularité, faire comme s’ils étaient comme tout le monde, ceux-ci en ont fait toujours plus, s’excusant presque d’exister, demandant constamment pardon d’être sourds. Elle aussi a voulu que sa famille fasse bonne figure, elle a déployé une énergie considérable. Fragilisée, épuisée d’anticiper, de border, de programmer, de contrôler, à 18 ans, elle fait une dépression : « J’étais partout et nulle part, ni complètement dans le monde des entendants ni complètement dans celui des sourds. Je n’entendais pas ma propre voix, tout occupée que j’étais à faire entendre celle de mes parents, sourde à mes propres besoins et ressentis. »

Surtout, elle ne veut pas les décevoir, eux qui pensent que le fait d’entendre est synonyme de connaissance, voire d’intelligence supérieure. « Je n’en sais pas plus qu’eux mais l’histoire des sourds, depuis le Congrès de Milan de 1880 où la langue des signes a été interdite, leur a fait croire qu’ils avaient moins de capacités que les autres. En privilégiant l’approche médicale de la surdité et l’oralisme, les experts internationaux ont forcé les sourds à singer les entendants. Du coup, ils ont des lacunes en français, manquent de formation, de diplômes et de travail. Ils ont été infantilisés » (1), déplore Marina Al Rubaee. Actuellement, sur 60 000 élèves sourds scolarisés, 150 seulement bénéficient d’une classe en langue des signes. Elle n’a jamais assimilé ses parents à des handicapés. « Ils n’entendent pas, c’est tout », insiste-t-elle. Sauf que cette idée leur revient en permanence en boomerang. « Le mot “handicap” est chargé d’une connotation lourde, liée à la défaillance, à l’insuffisance, à la carence. Une notion qui sous-entend que mes parents sont des êtres incomplets. Et qui sonne telle une insulte », fustige-t-elle. Aujourd’hui, elle prend toujours des congés pour soutenir sa famille dans les formalités administratives. Elle n’a pas le sentiment que, depuis son enfance, la situation des sourds ait beaucoup changé : « Le recours à un interprète professionnel coûte très cher et il faut prendre le rendez-vous très longtemps en avance pour en avoir un de disponible. Les gens se débrouillent avec les moyens du bord, c’est-à-dire avec l’entourage. C’est comme ça pour tous les handicaps. »

Journaliste,

auteure de Il était une voix… (éd. Mazarine), Marina Al Rubaee est coauteure avec Jean Ruch, en 2018, d’un guide pratique Les aidants familiaux pour les nuls (éd. First) (voir ASH n° 3034 du 17-11-17, p. 30).

Notes

(1) Voir ASH n° 3076 du 21-09-18, p. 26.

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