Une vieille légende raconte qu’avant l’Ehpad, il y avait un grand jardin. Et que Mamie Blue se tenait au milieu. Elle ne voulait pas partir, malgré les promesses et les menaces, alors on a construit l’Ehpad autour d’elle. Et elle est restée là, dans les murs. Chez elle.
Mamie Blue, c’était notre doyenne, elle avait tout vu et tout connu. De temps en temps, quand on avait cinq minutes (ce qui était rare), on se rassemblait autour d’elle et on la suppliait : « Mamie Blue, raconte-nous une histoire ! » Et Mamie Blue racontait.
Elle nous parlait d’un temps que les moins de vingt ans de carrière ne peuvent pas connaître. L’Ehpad, en ce temps-là, s’appelait « maison de retraite » et les résidents s’appelaient « pensionnaires ». « C’était un peu comme une pension de famille, tout le monde se connaissait, on faisait notre popote… D’ailleurs, c’est pas pour rien que ça s’appelait “maison de retraite”, il y a le mot “maison” dedans. Et, comme dans toute maison qui se respecte, il y avait même un chat ! Un chat obèse, évidemment, parce que tous les pensionnaires le nourrissaient. Ah ça, il a eu une belle vie, celui-là ! »
Mamie Blue racontait, et nous, on écoutait, captivées.
De temps en temps, elle nous parlait des « anciennes », celles qui étaient là avant nous, avant les jeunes et même les moins jeunes. Monique, Fatima, Béatrice. Toutes parties.
Monique a eu un accident. La route, la nuit, la pluie, la fatigue après une journée de boulot difficile, un camion. Morte sur le coup.
Fatima est partie en invalidité. Le dos, les épaules, les genoux… Elle était cassée de partout.
Béatrice a tenté le concours d’infirmière, a échoué, a retenté, a échoué de nouveau, et a jeté l’éponge (et les gants).
Quand elle parlait d’elles, le regard de Mamie Blue se teintait de tristesse, et nous nous taisions. Et puis, juste après, elle ajoutait : « Je suis fatiguée maintenant. Vieille et fatiguée. Je vais bientôt partir. Mais vous, mes petites chéries, ne restez pas là. Fuyez ! Ici, c’est sans avenir. Etre soignante, c’est perdre sept ans d’espérance de vie. Alors votre retraite, si jamais vous arrivez à la prendre, vous n’aurez même pas le temps d’en profiter ! Statistiquement, vous avez plus de chances de partir en invalidité ou en maladie qu’en retraite. Regardez-moi… vous voulez finir comme ça ? »
Il faut bien l’avouer, aucune de nous n’avait très envie de ressembler à Mamie Blue. Elle était vieille et fatiguée et toute cassée. Elle craquait, grinçait, soufflait, souffrait, geignait… Mais elle tenait, vaillamment et miraculeusement.
Elle est partie un soir d’été, sans dire un mot, sans nous embrasser, sans un regard sur le passé. Crise cardiaque. Simple, rapide, efficace. Il y a eu le choc, la colère, la douleur… et puis rien. Il a bien fallu continuer. Sans Mamie Blue. Elle n’est plus là pour nous sourire, nous réchauffer, nous recueillir.
Parfois, après le boulot, je passe la voir. Je m’assieds là, sur cette pierre froide, et je lui parle des collègues, qui vont, qui viennent, qui soufflent et qui souffrent. Je lui parle aussi de moi, de mon avenir incertain, de ma fatigue, de ma douleur. Je me sens déjà si vieille, et Mamie Blue me manque. Elle ne reviendra plus jamais dans cette maison qu’elle aimait.
Souvent, avant de repartir, je regarde autour de moi, le cimetière, les fleurs… et cette plaque sur la tombe de Mamie Blue : « A notre collègue adorée. »