Promulguée en décembre 2015, la loi d’adaptation de la société au vieillissement (dite loi « ASV ») devait traduire l’ambition d’une adaptation globale de la société au vieillissement, mobilisant l’ensemble des politiques publiques : transports, aménagements urbains, logement… Elle devait être LA loi, la réforme du grand âge que le secteur attendait. Mais elle ne l’a pas été. De déception en déception, les professionnels ont fini par exprimer leur ras-le-bol à l’occasion de deux journées inédites de grève nationale, au début de l’année 2018. Une mobilisation qui a fait prendre conscience aux pouvoirs publics de l’urgence de la situation. Dans la foulée, Emmanuel Macron avait ainsi annoncé qu’une nouvelle loi verrait le jour. Elle devait être présentée en conseil des ministres à la fin de l’année 2019. Or, pour le moment, à part une multitude de rapports (« Libault », « El Khomri », « Dufeu Schubert »…), il n’y a aucun texte à l’horizon. Pire, le gouvernement demeure plus que flou sur l’agenda de cette réforme (selon les dernières annonces, rien ne devrait être présenté avant les élections municipales du mois de mars). Le sujet a été éclipsé par d’autres priorités, « gilets jaunes » et retraites en tête. Pourtant, l’urgence demeure.
Selon les derniers chiffres de l’Insee, en 2050, la France comptera quatre millions de personnes de plus de 60 ans en perte de capacités, soit une hausse de 60 % par rapport au dernier recensement de 2015. Ce chiffre ébranle, car il est deux fois plus élevé que les statistiques de la Drees qui, jusqu’à présent, faisaient foi et étaient intégrées dans les différents rapports, commissions, missions préparatoires. Dès lors, le secteur est-il prêt à absorber ce choc démographique, cette « vague grise » ? Comment faire pour que cette réforme réponde enfin aux défis sociétaux posés par le vieillissement et la perte d’autonomie ? Autant de questions autour desquelles ont débattu les intervenants du 12e colloque national de la Fnadepa (Fédération nationale des associations de directeurs d’établissements et services pour personnes âgées), le 16 janvier à Paris.
Selon Jérôme Pellissier, docteur et chercheur en psychogérontologie, « l’état dans lequel seront les personnes âgées en 2050 dépend de ce que nous allons faire d’ici là. L’Insee n’a pas plus raison que la Drees, et inversement. Nous n’en savons rien. » Et de préciser : « Grâce à la démographie, sauf grande catastrophe ou pandémie, on sait à peu près le nombre de personnes qui seront âgées de plus de 80 ans en France en 2050. Ils sont déjà tous nés. S’ils ne meurent pas pour x ou y raison, on sait à peu près combien ils seront. Mais dans quel état social et sanitaire ? Nous n’en savons rien aujourd’hui. Cela va dépendre de ce que nous sommes prêts à faire maintenant pour que la France de 2050 ressemble à tel ou tel modèle. C’est donc une question d’idéologie. »
L’ancienne ministre déléguée aux personnes âgées et à l’autonomie, Michèle Delaunay, contextualise encore un peu plus le débat. « Sur 24 millions de bébés nés entre 1946 et 1973, plus de 20 millions entreront d’ici peu dans le grand âge. (…) Ils sont très concernés par le sujet puisque, en grande majorité, ils ont accompagné ou accompagnent leurs parents dans le grand âge. C’est donc une population experte et exigeante, biberonnée à l’idée de liberté », estime celle qui vient de publier Le fabuleux destin des baby-boomers (éd. Plon). Il va donc falloir revoir les besoins en accompagnement de ces personnes âgées, rehausser le niveau d’exigence. Et si celles-ci veulent majoritairement vivre à domicile, il va tout de même être nécessaire d’adapter la prise en charge en établissement. Un fait à prendre en considération dès à présent, comme le souligne Jérôme Voiturier, directeur général de l’Uniopss (Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux). « L’Ehpad de 2050 dépend de l’Ehpad de 2020, de ce que l’on est en train de faire ou de ne pas faire, assure-t-il. Or je suis incapable de dire si les professionnels sont prêts à répondre à ces enjeux démographiques. Car avons-nous aujourd’hui une politique qui est prête à construire la politique de demain ? Poser la question, c’est avoir la réponse… »
Pour sa part, Michèle Delaunay a une seule certitude, partagée par de nombreux acteurs de terrain : « L’Ehpad ne sera plus le même. Il s’agira d’un établissement plus ouvert, un pôle de ressources, de compétences. Et, là encore, les boomers ont un rôle à jouer. » Car c’est bien l’arrivée massive des baby-boomers dans le grand âge qui va être le déclencheur des grands changements à venir. Cette génération possède des caractéristiques bien spécifiques. Elle est totalement différente de la précédente, avec des besoins et des envies singuliers. C’est pourquoi il est nécessaire d’anticiper cette arrivée pour appréhender au mieux l’accompagnement de demain. « Il faut que les professionnels intègrent le fait qu’ils doivent donner à chaque personne âgée les moyens de se gérer. Il faut la former à la perte d’autonomie pour qu’elle sache comment réagir, estime Olivier Rit, directeur du Gérontopôle Sud. Ce que les Anglo-Saxons appellent l’empowerment, à savoir la capacité de donner le pouvoir à chacun de se gérer. C’est une évolution professionnelle difficile à mettre en place en France. » Mais nécessaire. Ce que confirme Jérôme Voiturier. Cependant, le directeur général de l’Uniopss ajoute qu’« il faut aussi que le professionnel soit en capacité d’accepter de perdre de son rôle, de son influence. De même, si la reconnaissance du rôle des aidants a pour but de légitimer un retrait du rôle de l’Etat, cela pose un problème de société. Cela interroge sur le retrait actuel de l’Etat. »
On l’a bien vu, le temps n’est plus aux rapports ni aux mesurettes. Il faut que l’Etat agisse. Il faut qu’un texte de loi soit débattu le plus rapidement possible, sous peine de voir les établissements et les services d’aide à domicile complètement submergés par la « vague grise » qui arrive. Et qui mieux que l’ancienne ministre Michèle Delaunay pour résumer la situation ? « Je n’ai jamais vu un milieu professionnel où le travail est si exigeant et le salaire si faible. C’est inexcusable de ne pas mettre tout en jeu [pour voter une loi, ndlr]. En effet, nous allons faire face à une pandémie de mortalité. Dans cinq ans, les boomers vont commencer à mourir. Nous aurons alors jusqu’à 2 000 morts par jour. Cela va être un choc philosophique, qu’il va falloir anticiper. »