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La fraude organisée pénalise les bénéficiaires

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Auditionnée par la commission des Affaires sociales à l’Assemblée nationale, le 8 janvier, Carole Granjean, corapporteure de la mission sur les fraudes aux prestations sociales, est revenue sur ses propositions en les mettant en perspective avec l’erreur de bonne foi et le non-recours aux droits. Un triple défi qui représente plusieurs milliards d’euros.

Chaque année, l’Etat verse 450 milliards d’euros de prestations sociales. Autant dire que la question des fraudes sociales est décisive, mais fait aussi l’objet de fantasmes, voire chez certains d’une stigmatisation des personnes en situation de précarité ou étrangères. Le 8 janvier, Carole Grandjean, députée (LREM) de Meurthe-et-Moselle, a présenté devant la commission des affaires sociales les conclusions et les propositions du rapport « Lutter contre les fraudes aux prestations sociales, un levier de justice sociale pour une juste prestation », coécrit avec Nathalie Goulet, sénatrice (UDI) de l’Orne, et remis au gouvernement en novembre dernier. Missionnées par le Premier ministre le 28 mai 2019, les deux parlementaires étaient chargées notamment de « procéder à une évaluation robuste et objective du coût de la fraude aux prestations sociales », dans un contexte d’évolution législative, avec la loi relative à la lutte contre la fraude et la loi du 10 août 2018 « pour un Etat au service d’une société de confiance » (Essoc), qui a ouvert une forme de « droit à l’erreur ».

« La fraude sociale constitue une atteinte au principe de solidarité et donc au pacte républicain qui fonde, depuis 1945, la sécurité sociale. Elle a un impact sur l’efficacité économique et la justice sociale par la dépense publique de l’Etat à des personnes qui perçoivent indûment des prestations », a souligné Carole Grandjean. Dans leur rapport, les deux parlementaires ont étendu leur réflexion sur les manquements des dispositifs de lutte contre la fraude à l’erreur de bonne foi et aux questions de non-recours aux droits.

« 84 % des Français sont d’accord avec l’idée que beaucoup de personnes abusent du système. En comparaison, moins de la moitié des Français sont conscients du phénomène de non-recours aux droits, qui touche pourtant 19 % de la population française. L’enjeu de la fraude aux prestations sociales existe, et il est nécessaire de lutter contre celui-ci. Néanmoins, les enjeux pour maîtriser les erreurs faites de bonne foi et le non-recours aux droits sont tout autant, voire plus importants en termes de montants », a poursuivi la députée de Meurthe-et-Moselle.

Lors de son audition, Carole Grandjean a insisté à plusieurs reprises sur le fait que la fraude aux prestations sociales est loin d’être une fraude de personnes en grande précarité, mais une pratique de personnes organisées en réseaux et qui utilisent les failles du système. Elle rappelle que le rapport met davantage en exergue « des mécaniques de fraudes » que « le phénomène de fraudes faites par untel ou untel pour gagner quelques dizaines d’euros ». En 2011 déjà, le Conseil d’Etat estimait que « la fraude des pauvres est une pauvre fraude ». Le rapport Grandjean-Goulet démystifie également l’idée d’un fraudeur type et liste la multiplicité des types de fraudes : fraude à l’identité, fausses déclarations de revenus, faux lieu de résidence, entreprises éphémères, fraude à l’assurance maladie, fraude documentaire, transfrontalière, etc.

Difficultés de chiffrage

Quelle est l’importance du phénomène ? « Les enjeux financiers sont considérables, comme l’indique la Cour des comptes, compte tenu de l’ampleur des montants des transferts : 180 milliards de prestations légales versées par la branche maladie et AT-MP [accident du travail et maladie professionnelle] du régime général, 126 milliards pour la branche vieillesse, 74,5 milliards pour la branche famille, dont 32 milliards pour le compte de l’Etat et 11 milliards pour le compte des départements », a détaillé Carole Grandjean. Une étude de l’université anglaise de Portsmouth expliquait qu’entre 3 % et 10 % des prestations sociales seraient versées indûment au niveau européen (soit entre 15 et 45 milliards pour la France). En 2011, un rapport de la mission d’évaluation des comptes de la sécurité sociale (Mecss) de l’Assemblée nationale évaluait la fraude sociale aux alentours de 20 milliards. La Cour des comptes table sur un montant compris entre 20 et 25 milliards.

Dans le rapport Grandjean-Goulet, point de chiffrage. Les deux parlementaires ont estimé qu’il ne leur était pas « matériellement possible » de procéder à un évaluation du montant de la fraude aux prestations sociales. Elles constatent également une « inopportunité politique » de procéder à cette estimation. En effet, les rapporteures ne souhaitaient pas que « des polémiques relatives aux montants de la fraude obèrent le fond » de leur rapport et de leurs propositions. Début septembre, la présentation de leur prérapport avait suscité une polémique et une bataille de chiffres avec l’Insee (Institut national de la statistique et des études économiques) et les organismes de sécurité sociale (assurance maladie, caisses d’allocations familiales).

Si, en novembre dernier, Nathalie Goulet attribuait la difficulté du chiffrage au fait que les administrations aient « fermé les portes », Carole Grandjean a expliqué que le cloisonnement des données entre les organismes de protection sociale rend difficile une visibilité globale et transversale du phénomène de la fraude sociale. Elle pointe notamment du doigt « un manque de coordination et d’échanges de données » entre administrations, ce qui facilite la fraude. La solution ? Les corapporteures suggèrent de s’inspirer du modèle belge de la Banque-carrefour de la sécurité sociale, qui organise l’échange de données entre 3 000 acteurs de la protection sociale, évitant ainsi 1,7 milliard d’euros de fraudes.

Interconnexion des données

« Une juste prestation est une prestation exacte, calculée et versée sans erreur. Ces erreurs sont volontaires dans le cas des fraudes, mais généralement elles sont involontaires, passant par des outils de déclaration ou de la méconnaissance pour les indus et les non-recours », a considéré Christine Cloarec-Le Nabour, députée (LREM) de la 5e circonscription d’Ille-et-Vilaine, qui a coécrit avec Julien Damon, sociologue et professeur associé à Sciences Po, un rapport sur la juste prestation remis en 2018 au Premier ministre, Edouard Philippe, et dont plusieurs pistes ont été partiellement reprises dans la stratégie de prévention et de lutte contre la pauvreté(1). « Le principe du ’dites-le nous une fois“ a toute sa pertinence quand on sait qu’une partie de ce qui est qualifié de fraude est constituée par des erreurs faites de bonne foi, a-t-elle ajouté. En limitant le nombre de déclarations, on limite ces erreurs. Une meilleure interconnexion des données et une meilleure coopération entre les organismes qui délivrent des prestations sociales et la sortie d’une approche uniquement déclarative sont essentielles. Des outils d’échange d’informations existent déjà aujourd’hui, mais leur fonctionnement n’est pas suffisamment efficace. »

L’importance du non-recours

Coauteur avec Jean-Louis Costes (LR) d’un rapport d’information sur « l’évaluation des politiques publiques en faveur de l’accès aux droits sociaux » remis en 2016, Gisèle Biémouret, députée (Socialistes et apparentés) du Gers, a rappelé « la sourde colère » exprimée par les membres du 8e collège du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE) à l’usage du mot de « fraude », et l’importance du phénomène de non-recours. « Ce qui n’est pas dépensé n’est en rien une économie, mais plutôt synonyme d’appauvrissement et de précarité pour de nombreux ménages vulnérables », a insisté la parlementaire. « Le non-recours entache autant notre cohésion sociale que la fraude. Les chiffres confirment l’angle mort de notre système redistributif. Si la fraude aux prestations sociales est évaluée dans une fourchette entre 4 et 15 milliards d’euros, à l’inverse le non-recours atteindrait des sommes de l’ordre de 6 milliards rien que pour le RSA, par exemple. Les estimations l’évaluent globalement autour de 10 milliards d’euros », poursuit-elle. Gisèle Biémouret a rappelé, au passage, sa proposition de mettre les outils de lutte contre la fraude au service de la diminution du non-recours.

De son côté, Pierre Dharréville a jugé que la fraude aux prestations sociales reste « une pratique ultra-minoritaire ». Le député (GDR) de la 13e circonscription des Bouches-du-Rhône ajoute : « A la Caisse d’allocations familiales, les fraudeurs représentent 0,36 % des bénéficiaires. A Pôle emploi, sur l’ensemble des radiations prononcées, 0,4 % étaient le fait d’une fraude caractérisée. A l’inverse, un rapport du défenseur des droits du 7 septembre 2017 mettait en lumière les carences dans la définition de la fraude et les abus de cette lutte : suspension d’une prestation avant jugement, ciblage de suspects au mépris du droit des usagers. Cette notion de fraude aux prestations sociales est bien souvent instrumentalisée par les gouvernements successifs pour faire reculer les droits sociaux, elle en est le prétexte. » Et de poursuivre : « Le non-recours aux droits est le vrai sujet de notre débat d’aujourd’hui, notamment la difficulté à faire valoir ses droits. On estime aujourd’hui que 30 % des allocations sociales ne sont pas perçues. Ce non-recours a plusieurs causes : le manque d’information des bénéficiaires, la numérisation des démarches administratives, la complexité de certains dispositifs, la fermeture de points d’accueil au public… Ce non-recours est préoccupant. Il attise des inégalités, et c’est un véritable problème de société. »

Une commission d’enquête

Si Carole Grandjean reconnaît que la fraude sociale est faible par rapport aux autres fraudes, notamment la fraude fiscale, et en comparaison à l’erreur faite de bonne foi, elle défend néanmoins l’idée que les plus précaires sont eux aussi les victimes des incidences de la fraude aux prestations sociales. « Si cet argent-là n’était pas versé indûment, il pourrait être versé vers d’autres objectifs, et notamment celui de la lutte contre le non-recours aux droits », a expliqué la députée. Elle ajoute que les propositions du rapport visant à améliorer les dispositifs et à simplifier le recueil et l’interconnexion des données permettraient également de simplifier les démarches pour les bénéficiaires et les possibilités d’octroi des prestations par les organismes. Et de rappeler que la Belgique, avec la Banque-Carrefour de la sécurité sociale, a atteint le double objectif de diminution des fraudes et des non-recours et a également permis une simplification de la relation entre l’usager et l’administration grâce au système du « dites-le nous une fois ».

Tout au long de cette audition, plusieurs députés de la commission des affaires sociales ont jugé « regrettable » l’absence de chiffrage de la fraude aux prestations sociales. Mais le sujet est loin d’être clos. La commission des affaires sociales à l’Assemblée nationale a validé, le 8 janvier, la création d’une commission d’enquête parlementaire sur la fraude aux prestations sociales, avec à sa tête Pascal Brindeau député (UDI-Agir) du Loir-et-Cher. La principale mission de cette commission sera de « surmonter les difficultés d’accès à certaines informations indispensables » que les deux parlementaires ont pu connaître et de « parvenir à chiffrer de manière précise le montant de la fraude ». Et ensuite ?

Notes

(1) Voir ASH n° 3075 du 14-09-18, p. 32.

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