On trouve les prémices d’une législation sociale à partir du XIXe siècle, notamment avec les grandes lois d’assistance du début de la IIIe République, telles l’aide aux enfants et aux vieillards infirmes et incurables ou l’assistance médicale gratuite aux indigents. Toutefois, cette politique reposait sur un traitement sélectif des bénéficiaires excluant largement les ancêtres des SDF d’aujourd’hui. La méfiance à l’égard des pauvres, en particulier des mendiants et des vagabonds, et la volonté de maintenir l’ordre public réduisaient la solidarité à peau de chagrin. Le tournant majeur date d’après la Seconde Guerre mondiale, avec le début d’une prise en charge des sans-abri faisant suite à l’appel de l’abbé Pierre à l’hiver 1954. L’hébergement va intégrer le champ de l’aide sociale garantie par l’Etat aux personnes démunies en 1974. Avec l’accroissement du chômage et de l’exclusion, chemine la nécessité d’aider les grands pauvres plutôt que de les réprimer. La lutte contre l’indigence va progressivement faire place à la notion d’« égalité des droits ».
Je me suis focalisée sur les droits susceptibles de sortir les sans-abri de leur situation : droits au logement, à des ressources minimales, à l’alimentation et à la santé. Certains sont avérés, mais pas tous. Ainsi, les droits à l’alimentation, à l’eau potable, aux prestations d’hygiène (prendre une douche, avoir des vêtements propres…) ne sont pas véritablement reconnus comme un besoin vital. On peut considérer qu’ils font partie du droit à la dignité humaine, mais c’est déjà une interprétation. Cette carence législative est comblée par les associations caritatives et les banques alimentaires, mais les sans-abri ne peuvent pas revendiquer leur application en tant que droit. A contrario, ils peuvent théoriquement introduire une demande sans délai de logement grâce aux droits à l’hébergement opposable (Daho) et au logement opposable (Dalo). Dans la réalité, ils n’y ont jamais recours. Le temps de l’administration n’est pas celui des SDF. Il faut plusieurs mois pour qu’une procédure aboutisse réellement en pratique, ce qui est incompatible avec les situations de grande détresse. En outre, les sans-abri font souvent l’objet d’une présomption subjective – avec le risque d’arbitraire que cela comporte – d’incapacité à habiter un logement parce qu’ils ont vécu longtemps dans la rue et/ou qu’ils présentent une addiction. Par ailleurs, les dispositifs d’urgence existants (115, centres d’hébergement et de réinsertion d’urgence, services intégrés de l’accueil et de l’orientation…) sur lesquels on les renvoie systématiquement en amont viennent éclipser le Daho et le Dalo.
Le premier est l’absence de domicile. Avoir une vie affective, intime – par exemple, garder ses enfants avec soi –, dépend de l’opportunité d’avoir un toit. Le juriste peut très difficilement apporter des correctifs dans ce domaine. En revanche, la possibilité que les SDF puissent bénéficier d’un droit à la domiciliation pour recevoir des prestations sociales sans être obligés de présenter des justificatifs est une avancée importante de ces dernières années, elle est la garantie du droit aux droits. Pour autant, de plus en plus de procédures administratives étant dématérialisées, il va falloir anticiper le besoin futur d’avoir des adresses numériques en plus des adresses postales. En ce qui concerne l’accès au revenu de solidarité active (RSA), tous les SDF ne peuvent y prétendre puisqu’il faut être en situation régulière sur le territoire. Pour ceux qui sont éligibles, le problème est le non-recours. Certains n’osent pas demander de l’aide aux travailleurs sociaux, d’autres ont peur qu’on les retrouve… Le défenseur des droits a également dénoncé les refus de soins de certains professionnels, lesquels ne sont d’ailleurs pas propres aux sans-abri mais touchent également les personnes dans la précarité. C’est encore pire quand il y a des problèmes d’alcool. Là, c’est la double peine. D’autres freins existent : le foisonnement des plans et des acteurs, la complexité des règles juridiques, la décentralisation de l’aide sociale à l’origine d’un risque de différences de pratiques et de financements d’un échelon territorial à un autre… La grande complexité de la politique de lutte contre le sans-abrisme frôle l’illisibilité.
Si les personnes SDF ne recourent que partiellement aux prestations qui leur sont destinées malgré la grande diversité de choix, c’est qu’un haut niveau d’attentes pèse sur ces publics. En effet, la protection qui leur est offerte n’est pas inconditionnelle et implique qu’ils se conforment à certaines exigences ou à certains mécanismes de contrôle. Ils doivent se soumettre à un accompagnement par des professionnels pour que les aides sociales soient déclenchées dans l’objectif d’amener la personne vers plus d’autonomie. La notion d’« accompagnement » ne faisant l’objet d’aucune définition juridique, son contenu est parfois totalement à côté de la plaque des besoins et des possibilités réelles des sans-abri. Cette inadéquation produit inévitablement des effets d’évitement : car l’accompagnement n’est pas seulement un droit, c’est aussi un devoir qui conditionne partiellement la prise en charge des SDF en matière d’accès au RSA, d’hébergement et d’admission dans un service médico-social. Souvent perçu comme une contrainte supplémentaire, de nombreux SDF préfèrent tenter de s’en sortir seuls et se marginalisent davantage. C’est le cas quand des structures d’accueil imposent de ne pas fumer ni de consommer de l’alcool ou des psychotropes, ou de ne pas détenir un animal de compagnie. Pour ces personnes, avoir un chien représente parfois toute leur vie et ça leur est psychiquement insurmontable de le laisser dehors.
C’est ce que montrent de très nombreux travaux. L’histoire du droit illustre cette ambivalence de la société à l’égard de la grande précarité sociale. Une oscillation entre la « potence et la « pitié », comme l’a écrit Bronislav Geremeck. Cette dimension n’a pas vraiment disparu, elle a pris un nouveau visage mais est toujours un peu là. En sont une preuve les arrêts antimendicité et les aménagements urbains dissuasifs (retrait des bancs publics, installation de picots…) pour empêcher aux sans-abri de s’installer sur la voie publique. Tout un tas d’éléments, de petites mesures ici et là, témoignent de la protection de la société envers les sans-abri. En 2007, la mairie d’Argenteuil avait utilisé des sprays nauséabonds et toxiques pour déloger les SDF de l’entrée d’un centre commercial. Il n’y a pas eu de poursuites judiciaires.
qualifiée aux fonctions de maître de conférences, Anne-Sophie Ranaivo a reçu, en décembre dernier, le prix 2019 du défenseur des droits pour sa thèse de doctorat « Sans domicile fixe et droit », ainsi que le deuxième prix de recherche 2019 de la Fondation Caritas-Institut de France.