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Un sas après la maternité

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A Paris, deux centres gérés par l’association Aurore accueillent des femmes sans abri à la sortie de la maternité. Censés leur offrir un hébergement pour une durée de trois mois avant de les orienter vers des structures plus pérennes, ces lieux doivent jongler entre des dispositifs de sortie saturés et des situations administratives inextricables.

Non loin de la gare du Nord, à Paris, dans une rue qui donne sur les voies ferrées, des femmes entrent et sortent d’un bâtiment gris auquel elles accèdent par un escalier métallique. Il s’agit de l’ancien service psychiatrique de l’hôpital Fernand-Widal, dans le Xe arrondissement, reconverti depuis janvier 2018 en centre d’hébergement. Aux 5e et 6e étages, des femmes qui ont récemment accouché vivent à deux par chambre avec leurs nourrissons. Ces centres, pensés comme des sas entre la maternité et un centre d’hébergement classique, ont pour vocation d’assurer une continuité des soins pour ces mères et leurs nouveau-nés tout en apportant une réponse à la crise que traversent les hôpitaux de la région parisienne. Dans ces établissements de l’AP-HP (Assistance publique – Hôpitaux de Paris), les maternités prennent en charge de plus en plus de femmes en rupture d’hébergement. En 2017, au moins 2 400 femmes se sont retrouvées dans cette situation en Ile-de-France, un chiffre en hausse constante par rapport aux années précédentes. Majoritairement seules, ces mères étaient auparavant orientées vers des hôtels sociaux, mais la tension sur les places dans le secteur de l’hébergement est devenue si forte que nombre de maternités n’ont eu d’autre choix que de garder les mères et leurs enfants pour quelques jours, quelques semaines, voire un mois. En 2017, l’AP-HP a fait le choix de mettre à disposition de ce public deux ailes de l’hôpital parisien Hôtel-Dieu : 45 femmes sortant de maternité y ont trouvé une place avec leurs nourrissons. Géré durant deux ans par l’association Aurore, désignée comme opérateur par la préfecture francilienne, le dispositif a progressivement été transféré vers l’hôpital Fernand-Widal.

Assurer l’ouverture des droits

Dans ce bâtiment austère, les portes s’ouvrent et se ferment pour laisser passer les enfants. Des vêtements sèchent dans le couloir et, dans les chambres, les affaires des femmes s’entassent. Ce qui ne devait être qu’un lieu de transition est devenu pour nombre d’entre elles leur adresse permanente. Arrivée dans le centre avec sa fille il y a un an, Manuela vit difficilement la cohabitation avec l’autre couple mère-enfant. A 22 ans, la jeune femme a la tête pleine de projets : elle suit des cours de français à raison de trois demi-journées par semaine et rêve de mannequinat. Mais, comme elle, une partie des résidentes n’ont pas encore de titre de séjour : elles ne peuvent ni travailler ni accéder à un autre type d’hébergement. « J’étais plus à l’aise dans le centre où j’étais avant, ma fille avait plus d’espace pour marcher, confie-t-elle. Quand j’ai su qu’on était à deux dans une chambre, j’ai pleuré. » Avant d’être orientées vers le centre d’hébergement baptisé Lumières du Nord, ces femmes ont pour la plupart connu des parcours migratoires jalonnés de traumatismes. Elles ont parfois été hébergées chez un tiers, avant de connaître la rue. « De temps en temps, il faut un peu faire redescendre toutes les pressions et les tensions dues aux frustrations et aux difficultés traversées, explique Marie-Louise Gouara, assistante sociale au centre Lumières du Nord. Le collectif, ce n’est jamais évident, on essaie de faire au mieux pour que leur séjour se passe bien. »

Son travail auprès de ces mères, c’est d’abord l’ouverture des droits et l’accès à la santé. « On rencontre la personne, on fait un point avec elle pour identifier les éventuels freins afin de permettre une réorientation plus adaptée à sa situation », poursuit-elle. Des avocats bénévoles de l’association Barreau de Paris Solidarité tiennent des permanences au sein du centre à un rythme de quatre dossiers pris en charge par mois. Pour Marie-Louise Gouara comme pour Aymeric Halbout, chef de projet chez Aurore, l’obtention des titres de séjour s’avère de plus en plus compliquée. Tous deux décrivent un « épuisement administratif » : des demandes de justificatifs complémentaires un mois après le dépôt du dossier, puis d’autres requêtes encore les mois qui suivront… « Les procédures sont aujourd’hui beaucoup plus longues, estime Aymeric Halbout. Avant, les critères étaient clairs. Avec cinq ans de présence en France et trois ans de scolarisation des enfants, vous aviez la certitude d’être régularisé. Ce n’est plus forcément le cas. » Beaucoup de pièces sont exigées, notamment pour les femmes primipares. « Ils veulent des preuves de l’implication du père, mais les dames ne pensent pas à garder des factures, elles ont souvent de l’argent liquide », complète Marie-Louise Gouara. D’où la difficulté de monter les dossiers. Pour certaines, la situation pourra vite se débloquer, par exemple lorsque le père de l’enfant est français.

« Le désir de construire leur vie »

Au centre d’hébergement, le pôle « social » travaille en collaboration avec le pôle « santé ». Une auxiliaire puéricultrice et une aide médico-psychologique assurent le suivi pour la petite enfance. Un éducateur spécialisé, une conseillère en économie sociale et familiale ainsi qu’une assistante sociale complètent l’équipe. Une équipe mobile psychiatrie précarité (EMPP) intervient dans le centre notamment pour les situations les plus sensibles. Mais toujours avec l’adhésion de la personne. « Pour certaines femmes, il sera facile de les accompagner vers le soin médical et psychologique, pour d’autres, il faudra un temps avant qu’elles s’en saisissent », souligne l’assistante sociale, qui a pris l’habitude de jongler entre les temporalités des unes et des autres. Et, avec le temps, des relations de confiance ont pu se nouer avec les femmes accompagnées. Elles se dévoilent sur leurs histoires. Certaines sont en couple et demandent à intégrer un dispositif « familles » où elles pourront retrouver leur compagnon. Au centre Lumières du Nord, deux femmes sont dans ce cas, mais encore faut-il obtenir une place dans une autre structure. Car, dans le cadre du dispositif créé pour les femmes primipares, les places leur sont exclusivement réservées et les hommes ne peuvent les accompagner. « Ces femmes sont toutes des battantes, observe Marie-Louise Gouara. Elles ont eu des parcours de vie difficiles. Mais elles ne lâchent rien, elles se battent pour leur avenir et leurs enfants. On peut les entendre rire, se taquiner et se faire la guerre. C’est la vie, c’est une microsociété que nous avons ici. Elles ont toutes un désir, celui de partir, de construire leur vie. »

En attendant, le centre, pérennisé pour les six années à venir, tente de revêtir un aspect plus hospitalier. La passerelle métallique qui mène à l’entrée a été recouverte de bois, des panneaux végétalisés devraient bientôt être posés. Comparé au centre La Rochefoucauld ouvert fin juin 2019 dans le XIVe, les Lumières du Nord font pâle figure. « C’est toujours mieux que d’être à la rue, mais comparé à ici, La Rochefoucauld, c’est Versailles ! », lâche Marie-Louise Gouara dans un éclat de rire. Avec son parc, son poulailler et ses allures de manoir, le centre La Rochefoucauld offre un cadre de vie bien différent et un cocon éloigné du bruit et de l’agitation de la ville. Une cinquantaine de femmes sortant de maternité y ont trouvé une place avec leurs bébés. Une dizaine de familles y vivent également, à un autre étage, ainsi qu’une quarantaine de femmes isolées. Et face à la situation toujours aussi intenable dans les maternités, l’association pousse les murs : 20 nouvelles places viennent d’ouvrir pour les femmes primipares. « On a régulièrement des appels des différents hôpitaux de l’AP-HP qui nous disent qu’ils ont des femmes qui font un séjour d’hospitalisation de plus de trente jours, explique Linda Mokri, auxiliaire puéricultrice, arrivée dans le centre peu après son ouverture. Le Samu social les oriente vers nous. » Dans le dédale des couloirs de cet ancien hôpital gériatrique, des poussettes sont rangées ici et là. Une femme promène son bébé, né il y a seulement deux semaines. Dans le réfectoire, à la nuit tombée, les autres mères allaitent leurs enfants ou se posent pour discuter. Venant de la Côte d’Ivoire, du Cameroun, du Nigeria ou encore du Tchad, elles basculent du français à l’anglais au gré des conversations. Assis sur les tables ou blottis dans leurs dos, les bébés semblent bien loin des préoccupations de leurs mères. « Il sourit tout le temps, lui, il n’a pas de problème », souffle l’une d’entre elles, arrivée dans la structure il y a quatre mois, deux semaines après la naissance de son fils.

La saturation de l’hébergement

Au centre, la question des pères s’est rapidement posée. Une quinzaine de femmes vivant à La Rochefoucauld sont toujours en lien avec leurs maris ou leurs compagnons. Seules trois réunifications ont été rendues possibles par des orientations en centres d’hébergement d’urgence pour migrants (CHUM) « familles ». En attendant, le parc – qui appartient au centre – fait office de lieu de rencontre pour les couples séparés. A son arrivée dans le XIVe, l’association a eu la bonne surprise de voir se lever dans le voisinage un élan de solidarité : des poussettes, des couches, du lait ont été donnés. « J’appelle ce centre le “trampoline”, glisse Linda Mokri. On essaie de faire en sorte que les femmes reprennent du poil de la bête. Le post-partum, c’est facile pour personne et c’est encore plus difficile avec un parcours migratoire qui laisse des marques profondes. On essaie de leur faire reprendre confiance en elles, qu’elles prennent soin d’elles et du bébé, avant de faire en sorte qu’elles prennent leur envol. » Tous les lundis matin, deux puéricultrices viennent animer des ateliers sur l’éveil de l’enfant, sur son alimentation et son sommeil. Des ateliers d’ostéopathie sont prévus deux fois par semaine pour la prise en charge globale de la douleur et des difficultés postnatales. Deux partenariats ont été noués : l’un avec le service d’appui « santé mentale et exclusion sociale » (SMES) du centre hospitalier Sainte-Anne, dans le XIVe, pour les cas de décompensation ; l’autre avec l’association AGE Moïse, qui travaille avec les maternités parisiennes pour soutenir psychologiquement les mères vivant difficilement l’arrivée de l’enfant, notamment dans les cas de ruptures familiales et d’abandons. « Il y a aussi le moment où elles réalisent qu’après avoir surmonté des difficultés énormes pour arriver ici, elles vont en avoir d’autres à gérer du point de vue administratif, souligne Linda Mokri. Cette confrontation à la réalité fait partie de la vie du centre. Il y aura des solutions pour bons nombres d’entre elles. Mais des solutions immédiates, on n’en a pas. »

« On nous écoute beaucoup ici, on apprend tout ce qu’il faut savoir sur le développement de l’enfant, estime Liliane, mère de Merveille, toutes deux arrivées au centre il y a quatre mois. Mais on est stressées. Il y en a qui attendent leurs papiers, certaines doivent préparer leur demande d’asile, cela ne facilite pas toujours la cohabitation dans les chambres. Et demain, on nous remet peut-être à la rue, on est obligées de vivre avec ce stress. » Les équipes d’Aurore, elles, sont formelles : aucune remise à la rue n’est envisageable, pas même à la fermeture du centre La Rochefoucauld, prévue pour mars 2020. Toutes les femmes devront être réorientées ailleurs. Fin mars, c’est le commissariat du XIVe qui élira résidence dans l’ancien hôpital gériatrique. « La situation de tension des places est catastrophique, souligne Sihem Habchi, directrice d’activités à l’association Aurore. Il y a actuellement 1 500 familles à la rue à Paris. Il arrive que les femmes soient réorientées vers d’autres structures, mais c’est rare. On a besoin de plus de places en résidences sociales ou en centres d’hébergement et de réinsertion sociale, de dispositifs adaptés et pérennes, mais tout est saturé. »

Donner les moyens de se battre

Installée dans l’ancien poste de soins qu’elle partage avec une assistante sociale, Linda Mokri représente à elle seule le pôle « santé » du centre La Rochefoucauld. Elle assure le suivi postnatalité, avec les vaccinations, les pesées, et met en relation le cas échéant avec d’autres professionnels. Les enfants, eux, sont rattachés à la PMI (protection maternelle et infantile) de secteur et les rendez-vous sont pris avec un pédiatre. « On est attentifs à tout ce qui touche à la protection de l’enfance, assure Sihem Habchi. Ces mères prennent soin de leurs enfants. Ils arrivent souvent dans un contexte terrible et elles les surinvestissent. Mais qu’est-ce qu’on peut faire ensuite pour ces femmes ? Quelles relations ont-elles avec l’enfant, avec le père ? On a monté des ateliers sur l’interculturalité. On travaille sur les types de violences que ces femmes ont pu subir, surtout avec la Maison des femmes de Saint-Denis, parce qu’on a des femmes excisées. » Des groupes de parole ont été créés pour permettre aux mères d’échanger entre elles sur ce qu’elles vivent ou ont traversé. « Nous essayons de leur donner les moyens pour tenir, pour qu’elles continuent leur route, explique-t-elle. Nous ne sommes que la première porte qu’elles franchissent après l’hôpital, après la rue. Nous créons les conditions pour que la personne puisse continuer à se battre, en instaurant des espaces de parole, en l’informant sur ses droits et en les lui ouvrant. » Et ce, dans un contexte où les droits des étrangers et leur accès à la santé risquent encore de reculer, avec davantage de restrictions à l’accès à l’aide médicale d’Etat pour les personnes en situation irrégulière et à la protection universelle maladie (Puma) pour les demandeurs d’asile.

Car si elles ont davantage accès aux structures d’hébergement que les autres types de publics, les familles et les femmes isolées n’ont pas pour autant un meilleur accès à la santé. Bien souvent, elles arrivent sans avoir pu bénéficier de suivi de grossesse, et les cas de naissances prématurées sont nombreux. Dans la rue, certaines des femmes ont contracté des maladies infectieuses. Chez les enfants, les problèmes respiratoires sont courants. Et la problématique n’est pas seulement francilienne. Dans les hôpitaux de Roubaix (Nord), on s’interroge également sur les dispositifs à mettre en place pour héberger les femmes qui viennent de mettre au monde, sans solution. « Qu’est-ce qu’on va faire de toutes ces femmes ? La couverture sociale, c’est aussi accoucher dans de bonnes conditions », s’impatiente Sihem Habchi. Son esprit est déjà tourné vers la suite. Son équipe prospecte pour qu’un nouveau centre puisse ouvrir dès que La Rochefoucauld fermera ses portes. Mais ce n’est pas elle qui plaidera pour la pérennisation de sa structure : « Il faut des centres temporaires pour nous permettre d’accéder au foncier. Ce n’est pas durable, mais la situation de ces mères ne l’est pas non plus. Notre centre leur permet de se stabiliser avant d’envisager la suite de leur parcours. L’urgence doit rester temporaire. »

Le partenariat noué avec l’AP-HP devrait en tout cas se poursuivre. Au-delà du bâti, c’est aussi sur la notion de « parcours » que l’association souhaite travailler. « On aimerait identifier le phénomène, le comprendre et le repérer plus tôt, explique la directrice du dispositif. Avant de tomber enceintes, ces femmes ont été à la rue, elles étaient peut-être en vulnérabilité chez un tiers. Une partie d’entre elles ont connu les réseaux de prostitution : il faut repérer et mettre à l’abri les victimes. Cela demande une coordination des maraudes, des accueils de jour, des services sociaux des maternités et des opérateurs de l’hébergement. » Pour l’heure, ces femmes rêvent d’ailleurs, tout en profitant de ces lieux de répit préservés du monde extérieur.

Reportage

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