« Je suis de passage à Bordeaux, précise Laetitia, une jeune femme d’une trentaine d’années. Je cherchais un endroit pour déjeuner quand j’ai lu sur Internet de très bons commentaires sur cet endroit tenu par des personnes sourdes. Ça m’a donné envie de venir voir. » Le restaurant Chut a ouvert ses portes en mars dernier, tout près du centre-ville de Bordeaux, dans un quartier résidentiel et de bureaux. Ce n’est pas le seul établissement de ce type en France : 1000 & 1 Signes, un restaurant marocain, a ouvert en 2011 à Paris et L’Oreille cassée, un bar à tapas, en 2018 à Toulouse. Tous ont la spécificité de n’employer que des personnes malentendantes et la même volonté de partager quelques rudiments de la langue des signes française (LSF) avec des entendants.
La LSF a été reconnue comme langue officielle par la loi du 11 février 2005. « Je suis dans une démarche militante, revendique Baptiste Boucherie, 42 ans, propriétaire du lieu. Je pense qu’un restaurant est le meilleur endroit pour faire découvrir la langue des signes. » Au départ, il avait le projet d’ouvrir cet espace avec un ami sourd qui lui a appris cette langue il y a une vingtaine d’années : « Malheureusement, il est mort entre-temps, et j’ai poursuivi le projet seul, en cherchant assez longtemps un local central qui me permettrait d’ouvrir un restaurant de midi. »
Dans son établissement, tout est pensé autour de cette langue étrangère. Avec un argument imparable : « Quand vous apprenez l’anglais, dit-il, c’est que vous en avez besoin, soit pour partir en voyage soit pour votre métier. Ici, c’est pareil, je mets à la disposition du client les éléments qui lui sont utiles pour communiquer en langue des signes s’il le souhaite. »
Laetitia se prête au jeu. Penchée sur son set de table où sont dessinés 51 signes qui lui serviront à communiquer avec les serveurs, elle découvre comment dire « bonjour » en se tapotant le menton, « des frites » en mêlant ses doigts, « du sel » en mimant une pincée de sel ou « être content » en se frottant la poitrine. Ces sets de table sont très graphiques, afin d’inciter les clients à les emporter chez eux, voire à les afficher dans leur cuisine pour apprendre quelques signes pour la fois suivante. Une idée du patron, qui a été publicitaire pendant douze ans à Nouméa avant de revenir vivre à Bordeaux. « Les habitués savent dire “bonjour”, “au revoir”, “merci”, “s’il vous plaît”, se réjouit-il. C’est le minimum des règles de politesse. »
Mélanie, qui travaille à La Cimade non loin de là et qui buvait un café en terrasse comme elle en a l’habitude, passe la tête par la porte. Elle fait sortir et entrer son pouce de son poing fermé, pour signifier « à bientôt ». « Je me suis un petit peu entraînée », lance-t-elle en souriant. « La langue des signes est très imagée. Elle peut nous aider à développer une tournure d’esprit expressive », précise Baptiste Boucherie. De fait, il suffit de regarder des personnes signer pour s’apercevoir que tout fait sens : l’expression du visage, la façon de se tenir, l’inclinaison de la tête… « Je parle avec mes mains et j’entends avec mes yeux, c’est la seule différence avec un entendant », a l’habitude de souligner Patrick Belissen, directeur de l’Académie de la langue des signes et fondateur du collectif Opération de sauvegarde des sourds(1). Reste que certains signes se ressemblent beaucoup et que c’est très physique : « Si on ne se donne pas, si on ne met pas en musique en même temps l’expression, le geste, le mouvement du corps, on peut ne pas se comprendre », insiste Baptiste Boucherie. Par exemple, pour dire « c’est bon », il faut tenir ses doigts serrés et les ouvrir au niveau de la bouche. Si on les ouvre trop tard, au niveau du nez, cela signifie « fleur ». C’est pourquoi l’apprentissage de la langue des signes est conseillé pour aider les tout-petits à coordonner leurs mouvements et à développer leur sens de l’équilibre. Ce qui éviterait aussi que les enfants sourds soient discriminés.
« Quand j’ai décidé d’ouvrir ce restaurant, je n’avais aucune expérience en restauration. Si je n’avais pas eu assez de fonds propres, je n’aurais jamais obtenu de crédits pour ouvrir ce restaurant. Je pensais avoir davantage d’aides, vu la nature du lieu », reconnaît le quadragénaire. Notamment pour les aménagements spécifiques tels que le système d’alerte contre les incendies, qu’il a installé dans chaque pièce et qui envoie des signaux lumineux en cas de danger, ou pour l’imprimante, qui édite un récapitulatif écrit de chaque commande pour le cuisinier. L’Agefiph (Association de gestion du fonds pour l’insertion professionnelle des personnes handicapées) a un peu participé au projet, mais pas suffisamment, selon l’initiateur. Cap emploi 33, organisme de placement spécialisé qui assure une mission de service public pour insérer professionnellement les personnes handicapées, a prévu de financer les prestations d’un interprète pour les réunions mensuelles que Baptiste Boucherie souhaite mettre en place avec ses deux salariés, Geoffroy Bernard et Fanny Andrade, pour parler de leur ressenti au travail, de ce qui pourrait dysfonctionner. « Je comprends la langue des signes, mais avec un spécialiste l’échange sera plus clair, plus facile, avoue-t-il. Il peut y avoir des incompréhensions, des erreurs. Je tiens à organiser ces réunions pour mettre les choses à plat, parler de ce qui ne va pas. Cela nous est déjà arrivé d’avoir quelques petits différends, notamment une fois au sujet de jours de congé. » Très investi, Baptiste Boucherie suit des formations pour se perfectionner à la LSF, et c’est au cours de l’une d’elles qu’il a rencontré Fanny Andrade et lui a proposé de travailler avec lui dans le restaurant.
Jusque-là, la jeune femme a enchaîné les petits boulots, comme dernièrement chez McDonald’s. « Je n’ai jamais réussi à m’intégrer professionnellement et j’ai beaucoup souffert du manque de communication et de l’isolement. C’est d’ailleurs pour arriver à avoir davantage confiance en moi que j’ai suivi une formation, déclare-t-elle. Ici, c’est différent, je me sens bien, on peut parler. » Fanny Andrade a grandi dans une famille où ses parents et ses frères étaient sourds et n’a jamais appris à lire sur les lèvres. Lumineuse, elle aide Geoffroy Bernard en cuisine pour préparer les entrées, mais assure surtout le service. Agréable et convivial, Chut peut accueillir 50 personnes sur deux étages. Des touristes de toute la France de passage à Bordeaux, parmi lesquels, en moyenne, 20 % de personnes en situation de surdité. L’objectif est d’organiser des soirées autour de jeux de société pour instaurer des moments de convivialité mixtes. En bas, deux salles sont reliées par un couloir ouvrant sur la cuisine, où l’on peut voir le cuisinier, piercing, tatouage et casquette noire, s’affairer à ses plats. Concentré et aérien, Geoffroy Bernard se déplace avec grâce comme s’il glissait dans la cuisine et met un soin tout particulier à arranger ses assiettes avec méticulosité. Ayant appris à lire sur les lèvres et s’exprimant parfaitement, il est devenu sourd à l’âge de 3 ans, tout comme son frère. « Quelque chose au niveau biologique n’a pas fonctionné entre mon père et ma mère », lâche-t-il en souriant. Dans les pays développés, environ 80 % des surdités sont d’origine génétique. Appuyé au comptoir, il raconte qu’en LSF les prénoms ne sont pas traduits : « Ce serait trop long. » L’habitude est prise de donner à chacun un pseudo en fonction d’un trait de caractère ou d’une caractéristique physique. Petit, Geoffroy était influençable et se laissait « mener par le bout du nez » … Il est devenu « l’hippopotame qui baille », que l’on signe en éloignant et en rapprochant ses mains, pouces écartés. Il a obtenu un CAP de photographe et rêvait de faire des reportages. « Mais sur le terrain, c’était trop compliqué. On avait du mal à me contacter et j’ai dû arrêter », regrette-t-il. Il a alors multiplié les jobs et a même été formateur en LSF. En 2015, il entre au Jardin pêcheur, un restaurant solidaire bordelais qui emploie 80 % de personnes en situation de handicap, où il travaille en cuisine. « C’est une révélation, s’exclame-t-il. J’adore cuisiner. J’y suis resté trois ans jusqu’à ce que je postule ici. »
La situation des deux employés de Chut reflète les difficultés d’intégration des personnes sourdes, dont le degré d’insertion professionnelle est proportionnel au degré de surdité. En France, la surdité touche un enfant sur 700, ce qui en fait le déficit sensoriel le plus répandu. Une étude datée de 2014 de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees)(2) révèle que le taux d’emploi des personnes ayant des limitations fonctionnelles auditives (LFA) moyennes se situe à 71 %, contre 50 % (avec une proportion de 46 % d’inactifs) en cas de LFA très graves ou totales. Or 180 000 personnes sont entièrement sourdes dans notre pays, et seules 100 000 pratiquent la langue des signes. Sont en cause la prévalence de l’approche médicale de la surdité, qui favorise la pose d’implants cochléaires (stimulant le nerf auditif via des électrodes posées dans la cochlée), et le fait que la langue des signes ne soit pas considérée comme une « vraie » langue, à laquelle peu d’enseignants et d’interprètes sont formés, contrairement aux Etats-Unis et à la Suède, par exemple.
Des clients entrent dans le restaurant, et Geoffroy Bernard retourne en cuisine. Au mur, une photo le représente en train de signer son expression favorite : « Sourd, et alors ? »
(2) « Vivre avec des difficultés d’audition », Drees, Dossiers solidarité et santé n° 52, fév. 2014.