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« Il faut créer de la langue partagée »

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Comment intégrer une personne sourde dans une entreprise ?

Si le fait d’intégrer un sourd se résume à en engager un ici, un là-bas, cela revient à mettre en place les conditions du plus grand isolement. La personne est déjà isolée sur le plan sensoriel et, en plus, elle ne peut pas communiquer car personne autour d’elle ne parle la LSF [langue des signes française]. La dimension collective est essentielle à la vie humaine, on l’oublie trop souvent, que ce soit dans le travail comme dans les moments de détente, à l’intérieur ou à l’extérieur de l’entreprise. Le problème pour les sourds est celui de la création d’un milieu : si vous êtes le seul sourd dans une entreprise, ce n’est pas possible. Vous vous retrouvez dans un espace qui devient hostile, et cela crée de la souffrance et un surhandicap. Il faut créer un environnement, des médiations, des ponts, de la langue partagée. Il faut d’autres sourds dans l’entreprise avec lesquels on partage une condition, un vécu, une culture, une façon d’être au monde. Sinon, il y a de l’isolement, qui peut conduire à de grandes douleurs et à des troubles psychiatriques.

Les entreprises essaient-elles de compenser ce problème ?

Certaines entreprises pensent avoir trouvé la solution en désignant un référent pour la personne sourde. C’est à lui que l’on donne toutes les informations à lui transmettre. Cette organisation est aberrante. Elle signifie que personne n’estime avoir besoin de communiquer avec le salarié sourd puisque quelqu’un s’en charge. En agissant ainsi, on met la personne en situation d’infériorité, comme si elle était sous tutelle. D’une certaine manière, cela reproduit le rapport de l’enfant avec ses parents qui lui disent ce qu’il faut faire, le référent vient se mettre entre le sourd et le monde. Le handicap est l’affaire de tous, pas seulement de la personne qui a une déficience. Si la personne sourde a des difficultés avec son employeur, ce dernier en a aussi avec elle pour la comprendre. L’intégration n’est toujours envisagée que sous l’angle individuel.

Que faudrait-il faire, alors ?

La surdité est un état. Il faut prendre la personne telle qu’elle est et organiser la vie autour d’elle. Par exemple, pour permettre aux fauteuils roulants de circuler partout en ville, on a installé des « bateaux », on n’a pas touché à leur handicap. Pour les sourds, les choses ont commencé à changer pendant la deuxième moitié du XXe siècle, et surtout à partir de 1975. Il y a eu une très forte mobilisation de cette population, qui a revendiqué l’enseignement de la LSF, l’accessibilité à toutes les instances dans cette langue… Toutefois, quand l’Etat donne une prestation de compensation du handicap pour les sourds, elle sert à couvrir un interprète pour une affaire privée afin que l’échange soit confortable, comme chez un notaire. Mais ce qui est perçu immédiatement, c’est que l’interprète est celui du sourd. Or le notaire a le même problème que le sourd, il ne pourra pas faire son travail s’il ne peut pas communiquer avec ce dernier. Le handicap est partagé.

N’y a-t-il pas surtout une volonté de « normalisation » des sourds ?

En effet, de tous temps, la société a essayé de rendre le sourd « normal », c’est-à-dire le plus entendant possible, et ce, par tous les moyens. C’était un idéal largement dominant par le passé et encore parfois aujourd’hui. C’est ce qui sous-tend la technologie réhabilitatrice de type implants. Le sourd doit apprendre à articuler, à se battre, à serrer les poings. Il doit faire comme les autres et ne pas s’apitoyer. Autrefois, on disait aux sourds : « Plus tu seras comme tout le monde, plus tu seras heureux et intégré. » Ils ont été éduqués dans la négation de cette surdité. Les sourds qui ont vécu le sentiment de honte de familles bienveillantes, qui se sont battus pour avoir le bac, pour avoir une bonne formation professionnelle, qui parlent le français, qui ont réussi leur intégration sont aussi ceux qui n’ont pas de relations sociales, affectives et sexuelles. Ils sont déprimés, certains ont des délires psychotiques, mais quand ils dépassent ce sentiment de honte et intègrent un milieu, là ils s’épanouissent. Si de plus en plus de personnes – malentendantes et entendantes – connaissaient la langue des signes, cela pourrait les y aider.

Repères

Le psychiatre et psychothérapeute Alexis Karacostas est coordinateur de l’unité de soins des sourds à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris.

Reportage

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