« Tous ces vieux qui font leurs courses le samedi, pile le même jour que moi, franchement, ils le font exprès, non ? Ils ont pourtant toute la semaine pour ça ! » Ma voisine, cette travailleuse malmenée et nombriliste.
« Oui, mais comme ça ils voient du monde, tu comprends ? Ça leur permet de sortir un peu de chez eux, d’avoir encore une vie sociale… » La sœur de ma voisine, cette douce et gentille pintade.
« Oooooh, tu bosses en Ehpad ! Ça doit pas être facile tous les jours ! C’est pas trop… heu… enfin, tu vois… non ? T’es courageuse, quand même, moi je pourrais pas ! » Sourire sardonique et regard empreint de dégoût de la copine du cousin de ma voisine.
« Aaaaaah, les personnes âgées… Elles ont tellement à nous apprendre ! Elles ont vécu la guerre. C’est tellement un beau métier que tu fais ! Heureusement qu’il y a des gens comme toi ! » Sourire mielleux et regard attendri de la cousine du voisin de mon copain.
Depuis que je suis aide-soignante en Ehpad, je nage en plein #BalanceTonVieux. Tatie Danielle versus Beignets de tomates vertes. Le méchant vieux vengeur qui veut t’emmerder, toi, oui toi, le travailleur épuisé… versus le gentil petit vieux tellement mignon tellement gentil qui ne demande qu’à être entouré d’amour… Love love love paillettes et licornes qui font du caca arc-en-ciel en dansant sur Mon amant de Saint-Jean… Âgisme hostile versus âgisme bienveillant.
« Mais toi, Flore, toi qui les connais bien, dis-moi… que penses-tu de tout ça ? » m’a demandé la voisine du copain de mon cousin.
Moi ? Moi, Flore, je ne sais rien de plus que ce que savent déjà tous ceux qui en parlent si bien et si mal. Je sais que le chômage de longue durée touche principalement les 50-64 ans. Je sais qu’il est plus difficile d’accéder à une formation quand on est âgé de plus de 50 ans. Je sais que les personnes âgées doivent faire face à l’insuffisance d’offres concernant les logements adaptés à la perte d’autonomie.
Je sais que pour le respect des droits et des libertés des personnes âgées en Ehpad, c’est pas gagné.
Je sais que les déplacements sont compliqués.
Je sais que l’accès aux soins l’est aussi.
Je sais que si, en plus, tu es une femme, c’est la double peine.
Je sais qu’on ne dit plus « vieux con ! » mais « ok boomer ! »
Je sais que Lucien, Madeleine, Georges et Florimonde ont été jeunes avant d’être vieux.
Je sais que Kévin, Manon, Lucas et Emma seront vieux quand ils auront fini d’être jeunes.
Je sais que je vais vieillir, forcément. Et que toutes mes crèmes antirides et mes astuces mémoire n’y changeront rien. On naît, on vieillit, on meurt. Point.
Je sais aussi que vieillir ne me fait pas peur. Quand je ne saurai plus ouvrir mon bocal de confiture, je demanderai à quelqu’un de le faire pour moi, tout simplement. Ce qui m’effraie, par contre, c’est tout le reste. Les villes inadaptées à mes besoins, les vêtements trop étriqués pour mon arthrose, la technologie trop moderne et la modernité trop technique. Mais surtout, surtout, j’ai peur du mépris des uns et de la condescendance des autres. J’ai peur d’être « la vieille peau, la vioque, l’ancêtre, la petite vieille, la mémé, la gâteuse… »
Je n’ai pas peur d’être vieille. J’ai seulement peur qu’on me trouve vieille.