Chargé de mettre en œuvre la législation et des directives nationales, chaque département de France élabore sa politique de protection de l’enfance en lien avec les réalités de son territoire et de sa population. Les 101 départements sont ainsi chefs de file de la protection de l’enfance et financeurs presque exclusifs du dispositif avec 7,37 milliards dépensés en 2017 (hors dépenses de personnels). De son côté, l’Etat légifère et réforme la protection de l’enfance ; il superpose les lois, les décrets, les feuilles de route et les stratégies nationales. L’Etat fixe le cap, réunit les acteurs au sein du Conseil national de la protection de l’enfance (aujourd’hui en sursis) et tente de corriger les effets d’une gestion locale de l’action publique. Effets en termes d’hétérogénéité des pratiques et de choix politiques.
Par beau temps, la décentralisation permet d’adapter l’offre d’une collectivité territoriale aux réalités de son territoire et d’expérimenter des dispositifs innovants. Quand la crise économique frappe, que les moyens manquent et que le citoyen et le contribuable demandent des comptes, l’action publique se limite aux obligations légales, les économies sont recherchées, le chiffre prend le pas, les institutions déconcentrées et décentralisées s’en tiennent à leurs limites de compétences respectives et, souvent, se renvoient la balle. Citons la politique à l’égard des jeunes majeurs : moins 1 300 contrats jeunes majeurs signés en 2017, soit une baisse supérieure à 10 %, dans la moitié des départements. En 2016, les taux de placement variaient de 0,5 pour mille en Seine-Saint-Denis, par exemple à 1,9 pour mille dans le Calvados. Entre 2007 et 2016, le taux de suivi en protection de l’enfance a augmenté dans 81 départements et baissé dans 19 autres. Des hausses de plus de 40 % ont été enregistrées en Mayenne, Martinique, Hautes-Pyrénées ou encore dans la Vienne. Côté justice, en novembre 2018, les juges des enfants de Seine-Saint-Denis, rejoints par près de 200 magistrats pour mineurs de la France entière, ont alerté par voie de presse(1) et appelé au secours sur la forte dégradation du dispositif. Devenus “les juges de mesures fictives”, ils interpellent l’Etat et les départements sur “l’insuffisance criante des moyens destinés à mettre en œuvre les mesures éducatives et sur la nécessité impérieuse de redéfinir, en lien avec les acteurs de terrain, les véritables priorités”.
Les associations habilitées tentent de défendre la spécificité associative et de conserver des marges de manœuvre et d’innovation, de participer aux débats, de faire remonter les besoins des populations qu’elles accompagnent, de maintenir le niveau d’intervention à coûts constants voire moindres. Elles peinent à recruter des pédopsychiatres et de plus en plus, des éducateurs diplômés ; elles tentent de maintenir les qualifications de leurs salariés et le niveau des salaires au risque de ne plus être compétitives sur “le marché” de la protection.
Les professionnels tentent d’assurer la protection, de maintenir le rythme des rencontres et d’établir la relation éducative quel que soit l’effectif de leur liste. Ici on fait de l’action éducative en milieu ouvert (AEMO) à 28 enfants, ailleurs à 45 !
Le manque de moyens peut insidieusement conduire chaque acteur du dispositif de protection de l’enfance à évaluer le danger à la hauteur des places disponibles et donc à envisager la protection d’un enfant compte tenu des ressources à disposition. Un cadre de l’aide sociale à l’enfance (ASE) signera-t-il un recueil provisoire pour un mineur s’il est dans l’impossibilité de le mettre en œuvre ? Prendra-t-il lui-même la décision d’endosser une responsabilité lourde sans avoir les moyens de s’en libérer ? Un juge des enfants annoncera-t-il une mesure de placement à un enfant et à ses parents en sachant qu’elle ne sera pas appliquée et mettra-t-il ainsi en défaut la parole de la justice ? Le risque n’est-il pas également de détourner la mission de protection des établissements ? Les services de milieu ouvert exerçant des AEMO ou des aides éducatives à domicile (AED) dites “classiques” voient parfois leur mission déportée du côté de l’attente et de la vigie : maintien de l’AEMO dans l’attente du placement ou faute de possibilité, pour le service de placement éducatif à domicile (PEAD), de se rendre jusqu’au domicile des parents et d’exercer sa mission de protection rapprochée ; mise en place d’une AEMO dans l’attente de place libre au sein du service d’AEMO renforcée…
Le Cnaemo plaide en faveur d’un dialogue renoué entre les différents acteurs de la protection de l’enfance et de l’enfance en général : Etat, départements, associations. Que chacun prenne place autour de la table, aux niveaux national et local, pour construire et mettre en œuvre un dispositif où chaque acteur tient son rôle et est reconnu dans sa responsabilité, ses spécificités, son savoir-faire et ses contraintes. Veillons à ce que le dispositif de protection de l’enfance assure l’égalité de traitement et de prise en charge des enfants, partout sur le territoire de la République. »
(1) Juges des enfants de Seine-Saint-Denis : « Notre alerte est un appel au secours » – Tribune parue dans Le Monde du 5 novembre 2018 – https://bit.ly/2RMZSqn.
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