Recevoir la newsletter

Le partage d’informations à l’ère numérique

Article réservé aux abonnés

Strictement encadré, le partage des données personnelles des personnes accompagnées est un dossier sensible. La digitalisation de ces informations pose dès aujourd’hui, et encore plus demain, de véritables questionnements juridiques et éthiques. Une prise de conscience collective incontournable pour les professionnels du secteur à l’heure de la transition numérique.

Sondage après sondage, les Français expriment leurs inquiétudes quant à la protection de leurs données personnelles. Et ces Français ce sont aussi les usagers des établissements et services du secteur social et médico-social. La loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé a redéfini les modalités d’échange et de partage des informations concernant les patients et les usagers du secteur social et médico-social afin de faciliter la coordination ou la continuité des soins. Elle a notamment prévu que, lorsque les professionnels appartiennent à la même équipe de soins, les informations sont réputées confiées par la personne à l’ensemble de l’équipe. Ce secret couvre l’ensemble des informations concernant la personne venues à la connaissance du professionnel, de tout membre du personnel de ces établissements, services ou organismes et de toute autre personne en relation de par ses activités, avec ces établissements ou organismes.

Il s’impose à tous les professionnels intervenant dans le système de santé. Déjà aujourd’hui et encore plus demain, avec la digitalisation des flux d’information, ces règles s’impliqueront. Pour concrétiser la coopération entre les professionnels du secteur social, médico-social et sanitaire, et améliorer, de fait, la qualité de l’accompagnement des personnes, les flux d’information seront essentiels. L’échange et le partage des informations entre les professionnels doivent aussi s’inscrire dans une logique de décloisonnement. Mais quel droit de regard l’individu aura-t-il sur les données personnelles échangées ?

Dans un rapport intitulé « Vieillissement et nouvelles technologies : enjeux éthiques et juridiques. Pour des technologies au service des capabilités et du bien commun », commandé par la Filière silver économie, et rendu en novembre dernier, Solenne Brugère, avocate spécialisée dans le domaine de la silver économie, et Fabrice Gzil, philosophe qui a rejoint récemment l’Espace éthique Ile-de-France, font part de leurs inquiétudes liées aux données personnelles telles qu’elles sont conservées actuellement qui ne garantissent pas une vraie protection.

Le « Far West » de l’information

« Aujourd’hui, des professionnels ne relevant pas de ce cadre strict, comme les équipes intervenant à domicile, les aidants familiaux ou bénévoles, les entreprises, startups développant des objets connectés, ont accès, stockent et échangent des informations sensibles sur l’état de santé des seniors via des messageries et oralement, sans aucun garde-fou ni parfois conscience de la potentielle violation d’informations à caractère hautement confidentiel lors des échanges non régulés », mettent en exergue les rapporteurs. Selon la proposition n° 4 de leur rapport, « les nouveaux usages numériques rendent nécessaire un approfondissement de certains concepts éthiques et de certaines règles de droit, en particulier une évolution du cadre juridique du secret professionnel et du partage d’informations ». « Il conviendrait de mieux encadrer ce qui a parfois été qualifié de “Far West”, à la manière des militaires qui ont prévu des règles pour les personnes ayant pour mission exclusive d’aider ou d’accompagner », écrivent les rapporteurs. « L’innovation technique devrait s’accompagner d’une innovation éthique et juridique. Cela ne signifie pas que l’éthique et le droit doivent légitimer tout ce que la technologie rend possible. Mais pour protéger nos valeurs éthiques et démocratiques, une adaptation permanente est nécessaire. »

« Il y a eu enjeu éthique fort sur le paramétrage des outils numériques : qui a accès à quelles données ? A quelles conditions ? Quelles seront les vérifications possibles des accès à telle ou telle donnée ? Il y aura vis-à-vis des outils numériques la même vigilance éthique à avoir que vis-à-vis du papier. Les professionnels disposent d’informations mais qu’ils ne notent as dans le dossier de l’usager ou du résident. Les acteurs qui vont s’approprier les outils numériques vont devoir développer la même vigilance par rapport à la transcription numérique que celle qu’ils ont intuitivement par rapport à l’écrit. Une acculturation éthique des utilisateurs sera nécessaire pour savoir quelles informations ils vont juger pertinentes de partager, inscrire, et transcrire », explique Fabrice Gzil. Et de poursuivre : « Le véritable problème actuel sur le partage des informations n’est pas qu’il y en ait trop mais au contraire qu’il n’y en a pas assez. Il y a une perte de chance parce qu’il y a des informations qui ne passent pas, qui ne passent pas bien, pas assez rapidement, ou encore pas aux bons interlocuteurs. ».

L’autodétermination informationnelle

Mais à l’instar du Conseil d’Etat et de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil), les rapporteurs se déclarent opposés à « la reconnaissance d’un droit de propriété de l’individu sur ses données » et juge inopportun d’introduire « une logique patrimoniale dans la protection des données personnelles ». Comme le propose la commission, Solenne Brugère et Fabrice Gzil soulignent qu’il est urgent de « consacrer dans notre législation un droit à l’autodétermination informationnelle des individus ». « Avec Solenne Brugère, nous sommes hostiles à la patrimonialisation des données. Il n’y a pas à choisir entre sécurité et liberté pour les données personnelles. Certes, il faut les protéger mais il faut en même temps que l’on ait la liberté d’autoriser un certain nombre de professionnels à partager des informations les concernant. Cette possibilité existe déjà, il faut désormais qu’elle soit étendue davantage. Les différentes personnes qui prennent soin des personnes vulnérables et qui sont bienveillantes doivent pouvoir communiquer entre elles. A l’heure actuelle pour des raisons de protection de la vie privée, notamment, ce secret professionnel, ce partage d’informations est très encadré. Sans rogner sur la vie privée, on pourrait donner plus de pouvoir aux individus sur les informations qu’ils acceptent de transmettre. Une liberté de choix accrue sur ce que l’on accepte de voir partager ou pas. Dans la société numérique, ce sont les individus qui doivent choisir ce qui relève de leur sphère privée et ce qu’ils acceptent de partager. La frontière de la vie privée n’est plus définie a priori mais par l’individu lui-même », analyse Fabrice Gzil.

Un outil de coopération au service de la personne. Elle doit donc avoir son mot à dire sur les informations échangées la concernant. Il faut pouvoir reconnaître son consentement et son assentiment de manière répétée. Il ne faut pas que ce soit un blanc-seing qui autorise les professionnels à échanger des informations mais que l’on puisse aller dans le sens d’une plus grande individualisation en fonction de ce que les individus sont prêts à partager. Sans ce travail, il n’y aura pas la confiance des bénéficiaires ou des scandales sur le partage des données sans autorisation.

Le questionnement éthique sur les technologies et services du grand âge et de l’autonomie devrait devenir permanent et devrait concerner l’ensemble des acteurs. « Il y a des efforts énormes à faire sur la sécurisation de nos propres données, de nos propres pratiques. Il faut envisager ce chantier comme celui d’une mise en conformité progressive. Une prise de conscience de l’importance de ce sujet qui passe non seulement par la configuration, le paramétrage, les mots de passe des outils numériques mais également par une hygiène et une vigilance éthique des utilisateurs eux-mêmes. On est en train d’acquérir de nouveaux réflexes anthropologiques par rapport au numérique. »

Selon les rapporteurs, cette réflexion éthique devrait être menée à la fois au plan local, notamment en s’appuyant sur les Espaces de réflexion éthique régionaux (ERER), et au plan national et européen, en lien avec le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) et avec le comité pilote du numérique qui a été créé sous son égide, à la demande du Premier ministre. Elle ne devrait pas seulement être menée filière par filière, mais permettre aux ingénieurs, aux développeurs, aux industriels, aux pouvoirs publics (Etat, villes, régions, départements) de mener une réflexion commune avec les aînés, leurs familles, les bénévoles et les professionnels. « Le règlement général (RGPD) a eu le mérite de poser des règles au niveau européen et elles ne sont pas nombreuses notamment le principe d’anonymatisation des données. Il est possible de poser quelques règles claires en France mais si cela n’a pas de débouchés au niveau européen, cela n’aura pas de réalité », juge Fabrice Gzil.

Un besoin d’études empiriques

Pour que cette éthique soit ancrée dans les pratiques, il importe qu’elle soit alimentée par des études empiriques, par les travaux menés dans le champ des Science and Technology Studies, des sciences humaines et des « humanités numériques ». Cette réflexion pourra prendre vie sous les auspices d’un Espace national de réflexion et de prospective éthiques et juridique. « L’éthique doit être plurielle, vécue au plus près du terrain. Un certain nombre de sujets questionnent déjà beaucoup : les robots, les caméras dans les Ehpad. Par rapport à certains sujets, la vigilance est déjà là, il faut l’étayer, l’accompagner et poursuivre la réflexion. D’autres sujets, parmi lesquels celui du partage des données, ou encore de la cybersécurité, la prise de conscience des questions éthiques sous-jacentes n’est pas aussi forte. On a moins besoin de sanctions que de faire prendre conscience, sensibiliser, mettre en évidence les évolutions nécessaires des pratiques professionnelles », commente Fabrice Gzil.

Le philosophe pointe du doigt « une sorte de positivisme par rapport aux informations transmises ». et met en garde contre le côté « patate chaude » pour les professionnels. Et d’expliquer : « Prenons le cas d’une professionnelle à domicile, qui grâce aux informations récoltées par différents dispositifs et capteurs, repère une série d’événements anormaux qui s’éloignent du pattern de comportements habituels observés chez la personne accompagnée. Qui doit prendre l’initiative d’appeler le médecin traitant pour signaler cette information ? Qui est alerté ? Qui est responsable pour réagir ? Qui pourrait être sanctionné s’il n’a pas réagi ? Est-ce que les professionnels auront le droit de partager des informations que la personne elle-même ne souhaite pas connaître ? Si une personne a des troubles cognitifs mais qu’elle ne souhaite pas aller faire des tests pour savoir si elle développe une maladie d’Alzheimer ou une maladie apparentée, les professionnels doivent-ils communiquer sur le fait qu’il y a un soupçon de maladie ? La faiblesse de l’éthique par rapport au droit est qu’elle ne comporte pas de sanctions mais sa force est qu’elle peut aller dans le détail concret des situations, elle anticipe ce genre de questions », souligne Fabrice Gzil. Un travail d’anticipation qui s’annonce incontournable pour le secteur social et médico-social.

Management

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur