« La comparaison historique porte sur la médicalisation qui a accompagné, à la fin des années 1990, la mutation des maisons de retraite en Ehpad du fait de l’accueil de résidents de plus en plus dépendants. Dans la situation actuelle, les besoins croissants en matière de soins “psy” justifient un renforcement des moyens… sans faire appel à une psychiatrisation de ces établissements ! En contraste, il existe un manque de considération des pouvoirs publics pour cette problématique.
Si l’on additionne la part de manifestations anxio-dépressives présentes chez près de 40 % des résidents – 50 % chez les résidents psychotiques –, les troubles psychiatriques réactionnels ou liés à une pathologie évolutive, les altérations cognitives à expression bruyante du fait de troubles psycho-comportementaux, c’est plus de trois résidents sur quatre qui souffrent de troubles psychiatriques au sens large. Le psychiatre peut aussi être sollicité pour intervenir lors de tensions relationnelles entre les résidents et l’équipe, entre cette dernière et les familles, ou lors de désordres ou de violences engendrés par les conduites sexuelles en Ehpad. Ce sont des lieux où les relations affectives et amoureuses existent, ainsi que les formes exacerbées de harcèlement ou d’agression sexuelle, vis-à-vis du personnel ou d’autres résidents…
La surreprésentation de manifestations “psy” est corrélée à la mission d’un Ehpad, sa raison d’être : une structure qui concentre diverses causes de souffrance humaine. La vieillesse, la dépendance, le handicap physique, psychique, autre nom de la maladie mentale, sont générateurs du mal-être et de ses incidences pathologiques.
L’Ehpad est un lieu de vie et de fin de vie – la durée de séjour est inférieure à trois ans –, un lieu de ségrégation pour des résidents séjournant à l’écart de leur domicile et de leur mode de vie antérieur. Ce modèle d’institution s’inscrit à contre-courant de l’orientation de la politique de santé vers une société inclusive […]. Peut-on penser le vieillissement de la population et, en corollaire, la dépendance sans le recours à ces collectivités ?
Si l’acquiescement à l’entrée est confirmé par un engagement écrit, dans la majorité des cas elle résulte d’une contrainte interne, la maladie, le polyhandicap, le grand isolement ou externe sur pressions de la famille, du mandataire judiciaire ou du service d’hospitalisation. Pour d’autres sujets, finir ses jours dans un de ces établissements est un choix délibéré.
La première est liée paradoxalement à l’essor des services d’aide au domicile. L’implication des équipes, souvent isolées et confrontées à des difficultés liées à la réticence ou à l’opposition aux aides des personnes assistées, à la moindre mobilité et disponibilité des médecins traitants, contribue à retarder l’entrée en institution. L’âge moyen d’admission est de 85-86 ans. Le maintien au domicile concerne également les patients qui présentent une pathologie neurodégénérative dont la maladie d’Alzheimer. L’admission résulte de la perte d’autonomie, de l’aggravation de troubles du comportement.
En Ehpad, les personnes dépendantes (9 sur 10) présentent en moyenne 7,9 pathologies… L’alourdissement de l’accompagnement est accentué par la fermeture de 41 000 places de long séjour, par l’hospitalisation à domicile : en Ehpad, par le maintien de résidents en fin de vie. L’Ehpad devient une annexe de l’hôpital. Le sens du “h” de son acronyme correspond plus à celui d’hôpital qu’à celui d’hébergement, tandis que le “p” de personne pourrait être attribué à psychiatrie.
Autre élément, la “déshospitalisation”, qui concerne toutes les spécialités. La saturation des capacités d’accueil aboutit à une “course au lit” dénoncée par les soignants. Dans notre discipline, la fermeture de lits se fait aux dépends des psychotiques âgés considérés comme des inadéquats. Est-ce le patient qui est inadéquat, son hospitalisation ou l’hôpital qui a renoncé à sa vocation sociale et à sa tradition d’assistance aux malades mentaux puis aux handicapés psychiques âgés ? Les assistants sociaux sont missionnés pour trouver des places dans les Ehpad, négocier les admissions de patients aux antécédents souvent lourds. Les psychotiques âgés représentent 5 % des effectifs des Ehpad soit un chiffre de 30 000 résidents. Les équipes ne sont pas formées à accompagner des patients qui génèrent de la peur, de l’incompréhension et un sentiment d’impuissance, un “ne pas savoir y faire”.
S’ajoute pour ces équipes un changement dans l’exercice de leur profession. Les droits du résident, la place reconnue aux aidants familiaux, l’encadrement des pratiques, sous forme de la traçabilité de toutes les actions de soin, de fiches d’événements indésirables, d’obligation de signalement, font que les équipes se sentent placées sous surveillance et déresponsabilisées. Ces éléments se conjuguent aux moyens humains insuffisants, au déficit de reconnaissance sociale. Ce sont des métiers et des lieux injustement considérés à faible prestige : les vieux, la dépendance, la perte des capacités… Ces difficultés contribuent au mal-être ressenti et à la crise des Ehpad.
Certains troubles sont contemporains de l’entrée en Ehpad qui peut avoir un caractère traumatisant. Nous avons évoqué la surreprésentation de la dépression, du suicide, de diverses manifestations de l’angoisse qui, à cet âge, peut prendre des aspects trompeurs. D’autres sont plus spécifiques des pathologies rencontrées. Dans les affections neurodégénératives, les troubles psycho-comportementaux apparaissent au bout de cinq ans d’évolution. Ils sont variés et toutes les fonctions de relation peuvent être affectées. Il peut s’agir de conduites d’opposition, de refus d’aide ou de soins, d’agressivité, de différentes formes de violence verbale ou physique, de cris, de déambulation, d’insomnie.
Chez les psychotiques, des situations difficiles sont rencontrées du fait d’une activité délirante, de la présence d’hallucinations, de conduites d’agressivité, d’opposition au quotidien – c’est-à-dire résister à tous et à tout –, d’un apragmatisme avec passivité, réticence et sentiment d’hostilité diffus.
Faute d’un “savoir y faire” adapté à chaque situation clinique, les équipes des Ehpad, en déficit de formation, se trouvent désemparées et peu soutenues. Les psychologues sont un recours mais leur temps de présence et la multiplicité de leurs tâches ne leur permettent pas dans tous les cas de se rendre disponibles pour assurer des réunions régulières ou organiser un groupe d’analyse des pratiques. Les postes de médecins coordonnateurs ne sont pas toujours pourvus, et ils sont accaparés par les tâches administratives. Quant aux médecins traitants, ils sont le plus souvent affairés.
Quelles sont les réponses données par les équipes de psychiatrie publique ? L’organisation des soins à l’adresse de ces établissements est laissée à l’initiative des responsables de secteur et soumise à l’influence de la filière gériatrique avec la création des unités d’hébergement renforcé, des unités cognitivo-comportementales et des neurologues qui se sont approprié la maladie d’Alzheimer. L’impact des représentations ambivalentes vis-à-vis de la psychiatrie du sujet âgé, le discours de défiance des familles, et la résistance de collègues à la fois vis-à-vis de cette pratique qu’ils maîtrisent mal ou considèrent marginale, ou parce qu’ils pensent “qu’ils n’ont pas à faire du médicosocial”, ne favorisent pas la mise en place de projets. Cette défausse n’est pas conforme aux projections démographiques prédisant le vieillissement de la population ni à l’incidence prévisible de troubles psychiatriques. Certaines équipes se sentent peu impliquées par la coopération avec les Ehpad, d’autres s’engagent dans un partenariat qui peut être formalisé par une convention régie par le donnant-donnant. L’équipe de “psy” intervient en assurant des consultations au centre médico-psychologique ou sur site, destinées aux patients psychotiques, élargies aux résidents en souffrance. De son côté, l’Ehpad accueille des patients relevant du secteur.
Le suivi peut être organisé par des équipes mobiles de psychiatrie qui se déplacent en situation de crise, ou dédiées, qui interviennent régulièrement auprès des Ehpad. Leur mission comporte, outre les soins, la contribution à la formation des équipes et à la prévention des rechutes. Ce recours à des intervenants “psy” sécurise les équipes des Ehpad et préserve leur motivation.
Des établissements refusent d’accueillir les psychotiques, un tiers environ, d’autres, grâce à un lien formalisé avec un établissement, les concentrent, ce qui peut donner lieu à la création d’unités pour personnes handicapées psychiques vieillissantes. Ces structures sont dotées d’un temps de psychiatre et du renforcement de la présence de psychologue, d’aide médico-psychologique et d’aide-soignant.
Ces différentes innovations devraient être répertoriées et généralisées à partir de l’échelon intersectoriel afin de garantir aux résidents une égalité d’accès aux soins et une meilleure qualité de vie et faciliter l’exercice des équipes des Ehpad. »
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