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Pour prévenir les crises

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En Charente-Maritime, le « placement familial spécialisé – enfant » (PFS-E) accompagne les assistants familiaux à la demande de l’aide sociale à l’enfance. Objectif de ce service inédit en France : apaiser les tensions et engager un travail de fond avec les enfants confiés à ces familles d’accueil.

« La première fois que Thomas[1] a pleuré, j’étais heureuse. Ça voulait dire qu’il avait des émotions, c’était authentique, inédit », souffle Patricia Dussauld. Etablie dans un immense corps de ferme au sud de la Charente-Maritime, cette assistante familiale accueille depuis vingt et un ans des jeunes placés par l’aide sociale à l’enfance (ASE). Scolarisé en classe de 4e Segpa (section d’enseignement général et professionnel adapté), l’adolescent qu’elle accompagne depuis six ans trimbale une histoire familiale très complexe et d’importants troubles associés. « Lorsqu’il est arrivé ici à 9 ans, c’était un enfant sauvage, avec peu de langage, très ordurier. Il a fallu l’apprivoiser. Aujourd’hui encore, il reste imprévisible », explique Patricia Dussauld. A tel point que l’ASE a décidé de s’appuyer sur le placement familial spécialisé – enfant (PFS-E) pour suivre ce jeune et épauler l’assistante familiale. Rattaché à l’institut éducatif et professionnel Jean-Eudes, à Aytré, près de La Rochelle, le PFS-E est un service inédit en France sous cette forme. Il intervient dans tout le département à la demande de l’ASE pour étayer les situations les plus délicates. « L’idée est de mettre en place un accompagnement soutenu des familles d’accueil et des enfants placés, de leur proposer un espace de réflexion et d’échange, de trouver un point d’équilibre pour éviter la rupture entre eux », résume Frédérique Morange, la cheffe de ce service.

Pour apaiser les tensions et engager un travail de fond, le dispositif mise sur sa proximité et sa disponibilité. « Nous rencontrons les assistants familiaux environ une fois tous les quinze jours, précise Frédérique Morange. Nos deux psychologues interviennent tous les deux mois au minimum. Et nous avons aussi une astreinte 7 jours sur 7, de jour comme de nuit, en plus de celle mise en place par l’ASE. » Surtout, chaque membre de l’équipe ne gère que dix dossiers à la fois quand les référents de l’ASE doivent jongler avec 30 à 40 situations différentes. Le PFS-E dispose au total de 65 places et pourrait en ouvrir dix autres l’an prochain, à la demande du conseil départemental de la Charente-Maritime, qui finance le dispositif. Une goutte d’eau au regard des 900 mineurs placés en familles d’accueil dans ce département. « Notre rôle n’est pas de répondre à toutes les demandes, seulement aux plus complexes, rappelle Frédérique Morange. La plupart relèvent d’orientations de la maison départementale des personnes handicapées. » Les enfants suivis par son service oscillent pour l’essentiel entre 5 et 14 ans. Mais lorsque tombe une mesure de protection, les plus jeunes n’ont parfois que quelques mois. « Autrefois, nous commencions à 6 ans. Mais il est important d’intervenir de façon préventive, estime-t-elle. Les troubles de l’attachement peuvent être précoces et se manifester par des troubles du sommeil, du comportement, du développement, des apprentissages. »

Dans son corps de ferme perdu entre grandes plaines et parcelles boisées, Patricia Dussauld reçoit ce matin-là la visite de Stéphanie Ferreira, l’une des éducatrices spécialisées du PFS-E. Voilà près de quatre ans qu’elles travaillent ensemble auprès de Thomas, passé auparavant par un foyer. « Le but du jeu est de faire avancer l’enfant. Nous travaillons le lien avec l’assistant familial, et tous ceux auxquels ils peuvent être confrontés : école, administrations, services sociaux. Sans imposer nos critères d’éducateurs, détaille-t-elle, mais en les guidant, en aidant ce système familial à trouver des ressources. » Patricia Dussauld acquiesce : « Nous sommes en permanence la tête dans le guidon. Il nous est difficile de prendre du recul, d’analyser nos pratiques. Stéphanie m’a permis de le faire. » Ancienne guide spécialisée dans l’histoire de l’art et romane, elle a décidé, voilà deux décennies, de changer de vie, en accord avec son époux et ses enfants. « Ma dernière fille avait 11 ans lorsque j’ai commencé, sourit-elle. C’est un métier très complexe, de grande solitude. Il ne s’agit pas simplement d’offrir gîte et couvert… C’est sur la table de votre cuisine que ces jeunes déversent leurs problèmes. » Lorsque Thomas a débarqué chez elle, l’assistante familiale bénéficiait déjà d’une longue expérience. Instable, le garçon l’a secouée, jusqu’à remettre en cause la pertinence de cet accueil. « L’an dernier, il a raté 39 jours d’école. On peut m’appeler à tout moment de la journée parce qu’il a dégoupillé. Sans le PFS-E, j’aurais peut-être arrêté plus tôt, confirme Patricia Dussauld. Mais ce gamin est très attachant. Désormais, il se sent en sécurité ici. »

Stéphanie Ferreira a beaucoup planché sur ce dossier : « Je viens habituellement toutes les deux semaines, mais cela peut aussi être deux fois par jour. » Le risque, pourtant, serait de contribuer à prolonger un placement nocif pour l’enfant comme pour l’assistant familial. « Faut-il maintenir un accueil à tout prix ? La réponse est non, ça serait une erreur de notre service », souligne l’éducatrice spécialisée.

« On peut vider notre sac »

Diplômée en 2000, passée par un ancien centre d’aide par le travail et un institut médico-éducatif (IME), Stéphanie Ferreira a postulé au service en 2013. « J’ai longtemps travaillé en internat mais j’avais beaucoup d’interrogations. J’en ai eu marre. J’ai hésité à postuler à l’ASE, mais le PFS-E a été une réelle opportunité. Il a d’abord fallu désapprendre, se fabriquer de nouveaux outils pour réfléchir autrement. » L’éducatrice file désormais avec son véhicule de fonction vers son prochain rendez-vous, dans un village rural au nord de Saintes. Sylvie Grondin l’y attend. Mère de trois grands enfants, l’assistante familiale entame actuellement l’accueil d’une fille de 2 ans. Mais c’est pour Arthur, âgé de 13 ans, qu’elle bénéfice du service. Placé en famille d’accueil dès ses 5 ans, ce mineur a perdu sa mère à 2 ans. Son père souffre, comme son ex-compagne, d’une déficience intellectuelle. Pas leur fils. « Arthur est tiraillé entre son envie de grandir, son intelligence et sa loyauté envers son père, explique Sylvie Grondin. Il essaie de tout contrôler pour limiter ses angoisses, notamment de séparation. Il n’est jamais violent, mais il met une énergie folle à tout déconstruire, à saboter. » Au quotidien, l’assistante familiale se trouve, comme son mari et sa famille, constamment sous pression, à l’affût de ces petits riens qui mettent en ébullition. « Mes filles viennent moins me voir, c’est toujours compliqué », murmure-t-elle. En 2016, deux ans après avoir accueilli Arthur, Sylvie Grondin a demandé le soutien du PFS-E. « Avec ce service, on regarde les choses au bon niveau, dit-elle. On peut parler sans crainte. Des lieux pour échanger, il n’y en a pas tant que ça. On peut vite se recroqueviller sur nous-mêmes… Les rendez-vous avec la psychologue permettent aussi de vider notre sac, c’est un moment à part. »

Ces trois dernières années, l’aide du PFS-E a permis à Sylvie Grondin de trouver des clés de compréhension et les moyens de mener à bien sa mission d’accueil. « Avec Arthur, nous avons beaucoup travaillé sur le deuil de sa mère, abonde Stéphanie Ferreira. Sur la relation avec son père aussi, pour l’aider à avancer. » Elle commence pourtant à réfléchir à une séparation : « Je n’ai plus la ressource suffisante pour poursuivre. Notre accompagnement tourne en rond. Ma grande peur, c’est de m’user réellement, d’arriver à la rupture. » Pourtant, son métier, Sylvie Grondin l’aime et n’entend pas en changer. Assistante familiale depuis 2002, elle n’a plus l’énergie suffisante pour soutenir l’adolescent de 13 ans. Dans les mois à venir, l’ASE, le PFS-E et Sylvie Grondin vont réfléchir à un passage de témoin et à l’accompagnement d’Arthur dans cette transition. Famille ou structure, rien n’a encore été acté.

A Saintes, au centre de la Charente-Maritime, toute l’équipe du PFS-E se réunit régulièrement dans l’antenne de la préfecture pour évoquer les admissions et les dossiers en cours. Une implantation pratique pour ceux qui travaillent dans l’extrême sud ou au nord du département, deux zones rurales où les petites routes s’étirent à n’en plus finir. Autour de la table et d’une grande tablette de chocolat : la cheffe de service Frédérique Morange, sept éducateurs et deux psychologues. Soit huit femmes et un seul homme, Jean-Philippe Das. Assistant social de formation, il est l’un des premiers à avoir rejoint le PFS-E. « Nous étions deux lorsque j’ai commencé, chacun avec sept jeunes. Nous avons toujours eu la chance d’être très disponibles. » Les premiers temps ont pourtant été difficiles : « Je ramenais ces situations douloureuses à la maison, je dormais mal. Je me suis formé et j’ai travaillé sur moi-même pour apprendre à faire un pas de côté. » Jean-Philippe Das en est convaincu : « Nous répondons à un réel besoin en nous plaçant au plus près des familles d’accueil et des enfants. Notre rôle, c’est de les sécuriser. Pour qu’un enfant se pose, il est impératif que le système tout entier se stabilise. »

Ses collègues et lui interviennent auprès des établissements scolaires. Comment appréhender l’attitude et la problématique d’un mineur sans visibilité sur son parcours de vie ? « Certains enseignants comprennent ces enjeux et sont de plus en plus impliqués », assure-t-il.

Entre affection et distance

Le service a beaucoup grandi depuis sa création en 1999. « Il y avait alors 15 places, explique Frédérique Morange. Puis les capacités ont été doublées en 2013, avant de passer à 65 places en 2018. » Pour autant, la liste d’attente n’a pas été résorbée, preuve d’un réel besoin. Ces dernières semaines, l’équipe a dû absorber une importante vague d’arrivées. Chaque demande de l’ASE est étudiée collectivement, autant pour réfléchir aux solutions à proposer que pour assurer la continuité du service. « Nous devons vérifier les besoins, les attentes, la pertinence de notre intervention », détaille la cheffe de service. L’équipe prépare le placement de deux adolescents frère et sœur, le précédent s’étant terminé par une rupture. « Ils font preuve d’une grande loyauté envers leurs parents, synthétise Frédérique Morange. La nouvelle assistante familiale a-t-elle des compétences sur la déficience intellectuelle ? » Les informations manquent. La visite de présentation prévue le lendemain permettra de poser les premiers jalons avant la rédaction d’un projet personnalisé.

Le PFS-E planche aussi sur ses groupes de parole. Trois fois par an, ceux-ci réunissent les assistants familiaux volontaires pour échanger sur les interrogations qui minent leur quotidien : les relations avec les parents, l’estime de soi ou encore le deuil. Prochain thème : les câlins. Anodine de prime abord, cette problématique ouvre pourtant sur un abîme. Nathalie Billaud, psychologue, cherche avec ses collègues le meilleur angle pour traiter ce sujet : « Quelle forme donner à ses câlins selon l’âge ou le parcours de l’enfant, parfois victime d’abus ? Comment donner de l’affection à un enfant qui vous insulte ? » Embauchée dès la création du PFS-E, Nathalie Billaud intervient toujours au domicile des assistants familiaux. « Il est important de les rencontrer dans leur espace de travail qui est aussi leur espace de vie, d’avoir accès à l’ensemble de la cellule familiale, au mari, aux enfants », estime-t-elle. Les besoins sont immenses : « Les assistants familiaux doivent trouver un équilibre entre leur famille et l’enfant placé. Mais ils ne doivent pas non plus s’oublier ou s’isoler. Ils doivent aussi comprendre les symptômes d’une crise, digérer la charge émotionnelle, comprendre la résonance que peut induire le parcours d’un mineur sur leur propre histoire. » La psychologue explore également leurs postures professionnelles : « Les assistants familiaux doivent parfois désapprendre leurs croyances éducatives. La réussite scolaire, par exemple, peut être primordiale pour eux, mais secondaire pour un enfant au regard de ses soucis familiaux immédiats. »

Chaque année, le département organise une journée des assistants familiaux dédiée à ses 500 salariés. Le PFS-E y a été invité à la mi-octobre pour animer un atelier. Les travailleurs sociaux – essentiellement des femmes – insistent ce jour-là sur leur isolement, le manque de reconnaissance pour leur métier et la nécessité de travailler en équipe, d’être inclus dans la prise de décision. « J’étais démunie face à cet enfant, témoigne l’une d’entre eux. Nous avons souvent l’impression d’être seuls, englués dans notre quotidien. » L’attrait pour le PFS-E, lui, se mesure aisément au gré des interventions : « Ce service nous offre une boîte à outils, des ressources pour prendre les bonnes décisions. » Directrice adjointe de la direction « enfance-famille » du département, Anne-Claire Vigneron le reconnaît sans détour : « Nous sommes extrêmement satisfaits de leur accompagnement. Le PFS-E nous évite des ruptures d’accueil. Surtout, il valorise le rôle des assistants familiaux. » Pour autant, toutes les situations ne peuvent déboucher sur un recours à ce service. « Il faut de réelles difficultés chez l’enfant pour le justifier », rappelle Anne-Claire Vigneron. « Il n’y a pas de baguette magique. Nous ne sommes pas l’ultra-solution, qui marche quand toutes les autres ont échoué ou qu’il manque des moyens ou des structures adaptées », abondent Stéphanie Ferreira et Frédérique Morange.

Désamorcer les crises

Educatrice spécialisée au PFS-E depuis 2007, Nathalie Puisais prépare le départ de Valentin, un garçon de 9 ans confié à Marie-Paule Marchesseau voilà six ans. « Mon tout premier accueil. Six années de votre vie, ça n’est pas rien », sourit cette assistante familiale. Le profil de Valentin a pourtant eu raison de sa capacité à encaisser. Scolarisé en CM2 avec le soutien d’une auxiliaire de vie scolaire (AVS), l’enfant présente d’importants traumatismes liés à ses parents – il ne les rencontre qu’une fois par mois lors de visites médiatisées et séparées. Résultat : Valentin multiplie crises et colères, comme autant de soupapes de décompression. Récemment, le garçon a injurié l’assistante familiale et déchiré toutes ses cartes Pokémon auxquelles il tenait tant. « Est-ce que tu repères ce qui t’a mis dans cet état ? », questionne Nathalie Puisais. « Non, souffle Valentin. Mais j’aimerais bien recommencer le calendrier des colères, ça m’aiderait à m’en souvenir… » Marie-Paule Marchesseau a bien une explication. Sa fille de 23 ans, institutrice, s’apprête à déménager : « Systématiquement, ça se passe mal lorsqu’on visite sa future maison. Valentin est très attaché à elle… » Nathalie Puisais résume : « Le schéma, c’est une famille dont l’enfant quitte le foyer. Ça renvoie Valentin à sa propre histoire. Il a pourtant fait d’énormes progrès, il parvient aujourd’hui à identifier et à nommer ses émotions, ça lui évite l’effet “Cocotte-minute”. »

En aparté, Marie-Paule Marchesseau se livre : « Je n’ai plus les outils pour aider Valentin. Mais je fais la différence entre une séparation et une rupture. Je ne veux pas en arriver là… Ces trois dernières années, j’ai tenu grâce au PFS-E. Nathalie Puisais peut désamorcer une crise, faire retomber la pression. Même quand elle n’est pas là, il y a toujours quelqu’un pour nous répondre qui connaît la situation. La psychologue aussi m’a beaucoup aidée à parler de moi, de mon ressenti, sans aucun jugement. » Prévu en février, un tel passage de témoin ne s’improvise pas, ni pour l’enfant ni pour l’assistante familiale et ses proches. « Mon mari a toujours apaisé les crises, confie-t-elle. Il partage beaucoup de choses avec Valentin et s’y attache encore plus avec l’idée du départ. » Passée par des foyers occupationnels puis en maison d’enfants à caractère social, Nathalie Puisais rassure : « Les contacts seront maintenus. Nous devons simplement être vigilants pour qu’un accueil ne devienne pas maltraitant pour l’enfant comme pour l’assistant familial. » Autour d’un café, Marie-Paule Marchesseau acquiesce, dans un large sourire : « Nous, les familles d’accueil, on ne perçoit souvent que les aspects négatifs d’un accompagnement. Le placement familial nous sert aussi à voir le positif. »

Notes

(1) Les prénoms des mineurs ont été modifiés.

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