Entre 6 000 et 10 000 mineurs seraient prostitués en France aujourd’hui, le plus souvent des jeunes filles entre 13 et 16 ans. De même, 40 000 personnes prostituées adultes seraient rentrées dans la prostitution au cours de leur minorité selon les estimations d’associations spécialisées. « La prostitution des mineurs peut s’inscrire dans un réseau organisé et parfois occasionnel. Il est difficile de disposer de chiffres très précis car cette réalité est protéiforme. On peine à avoir des informations sur les modes de fonctionnement de la prostitution, le recrutement des victimes, l’organisation des réseaux, le mode d’entrée dans la prostitution », souligne Mustapha Laabid, député LREM de la 1re circonscription d’Ille-et-Vilaine, lors d’un colloque organisé, le 20 novembre, par la délégation aux droits des femmes à l’Assemblée nationale et consacré à la lutte contre toutes les formes des prostitution. Cette marchandisation des corps en pleine expansion concerne aussi bien les mineurs non accompagnés que des victimes de la traite des êtres humains et des victimes nées et scolarisées en France. Les observateurs notent également une banalisation du commerce du corps chez les jeunes qui tendent à la glamouriser. C’est le cas du « michetonnage » qui consiste à entretenir des relations amoureuses ou sexuelles le plus souvent avec des hommes plus âgés en échange de cadeaux, d’argent ou de services.
« On entend trop souvent dire que ce sont des jeunes qui font leurs expériences sexuelles. Quand on parle de prostitution, on ne parle pas de sexualité mais de violence, ce sont des jeunes qui sont en danger, des jeunes qui sont victimes d’un système dans lequel les proxénètes et les clients sont les coupables et les agresseurs », insiste Claire Quidet, présidente du Mouvement du Nid. Et d’ajouter : « La prostitution des mineurs comme des majeurs s’inscrit dans les histoires de vie des personnes, dans un continuum des violences et souvent suite à des trajectoires qui comprennent des violences subies en amont de la prostitution. »
L’observatoire départemental des violences envers les femmes de Seine-Saint-Denis a révélé, le 12 novembre, les résultats d’une étude inédite sur la prostitution des mineurs dans le département. Cette structure a eu accès à 19 dossiers des juges pour enfants du tribunal de Bobigny et analysé une quarantaine de signalements de la protection de l’enfance. Constats : 89 % des jeunes filles s’adonnant à la prostitution ont subi des violences par le passé. Il s’agit à 40 % de violences physiques et sexuelles, souvent commises au sein du foyer. Les mères de 61 % des mineures concernées ont été victimes de violences conjugales. « En France, les adolescentes et très jeunes femmes sont les premières victimes du proxénétisme par “conjoint”. Les enfants témoins et victimes de violences conjugales ou fuyant ces violences ainsi que les mineurs placés auprès des institutions de protection de l’enfance sont les premières cibles des proxénètes de mineurs », alerte le Mouvement du Nid qui demande au Premier ministre qu’il soit rappelé, au cœur des conclusions du Grenelle sur les violences conjugales rendues le 25 novembre, que « la prostitution est une violence sexuelle et sexiste ».
Yves Charpenel, premier avocat général à la Cour de cassation et président de la Fondation Scelles, qui lutte contre l’exploitation sexuelle revient sur les constats établis par le 5e rapport mondial sur l’exploitation sexuelle publié en juin dernier par la fondation. « A travers l’exemple français, mais également à travers celui de nombreux pays, on observe tout d’abord un rajeunissement des victimes, des trafiquants et des clients. Le deuxième constat est la banalisation généralisée de la marchandisation du corps humain. Malgré toute la législation, malgré les arrêts de la Cour européenne, on voit bien que violence, vulnérabilité et vénalité sont occultées pour favoriser un marché particulièrement prospère. En France comme ailleurs, le champ de bataille majeur de la prostitution des mineurs est Internet, que ce soit l’Internet de surface avec les plateformes et les sites ou le web profond avec les réseaux sociaux ou le web abyssal, le Darknet, qui permettent d’amplifier et de développer un marché sans grand danger pour les trafiquants », détaille-t-il.
En 2015, déjà, une étude Prostcost menée conjointement par le Mouvement du Nid et la société d’experts Psytel et rassemblant un certain nombre de sources associatives et policières indiquait que 62 % de la prostitution était organisée via Internet. « Les études menées dans différents pays, notamment dans ceux qui ont depuis longtemps interdit l’achat d’actes sexuels, montrent qu’il n’y a pas une corrélation entre les politiques publiques sur la prostitution et l’augmentation de la prostitution sur Internet. Une augmentation dû à l’essor des achats et services sur Internet », souligne Stéphanie Caradec. La directrice du Mouvement du Nid poursuit : « Les vulnérabilités utilisées, la demande d’actes sexuels et la recherche de profits par les réseaux proxénètes, les conséquences sur les victimes et la société restent les mêmes. Ce qui est nouveau est la force de frappe gigantesque de l’outil Internet. Sa facilité d’utilisation par les réseaux proxénètes crée des vocations chez des jeunes, parfois mineurs, qui deviennent proxénètes. La demande des clients pour des personnes très jeunes est extrêmement importante. Elle est grandement facilitée puisqu’ils accèdent depuis chez eux, depuis l’ordinateur familial parfois, à des sites généralistes ou spécialisés. »
Armelle Le Bigot-Macaux, présidente de l’association Agir contre la prostitution des enfants (ACPE), association qui est partie civile dans une vingtaine de procès en ce moment en correctionnel à Nanterre et aux assises dans le sud de la France, témoigne de « la désinvolture des proxénètes, assez jeunes pour la plupart des cas, qui ne prennent pas beaucoup de risques parce que ça passe sous les radars, peu d’investissement et qui ont le sentiment que les jeunes filles sont consentantes ».
La France dispose-t-elle des moyens pour enrayer ce développement de la cyber prostitution, notamment celle des mineurs ? « Il y a eu des évolutions dans les modes opératoires à travers le monde et en France. Il faut s’adapter à quelque chose de mouvant, à ce Rubik’s cube du crime qui est complexe », analyse Yves Charpenel.
« Le législateur a renforcé l’arsenal juridique en matière de lutte contre la prostitution des mineurs. Toutefois, il est nécessaire d’améliorer sa mise en œuvre dans différents champs. Le cadre législatif apparaît aujourd’hui comme perfectible, notamment en ce qui concerne la responsabilité des hébergeurs informatiques et des plateformes qui offrent aux proxénètes et aux clients de nouvelles opportunités », analyse Mustapha Laabid. Et le parlementaire de poursuivre : « Plusieurs failles sont à déplorer en particulier dans le cadre du proxénétisme en ligne. Il y a encore de très nombreux sites où prolifèrent impunément le proxénétisme et la prostitution des mineurs en particulier. Le recours, désormais facile et massif, aux nouvelles technologies d’information et de communication nécessite d’appréhender différemment le système prostitutionnel et d’intégrer cette problématique. » Yves Charpenel considère également la nécessité d’« accélérer la mise en œuvre homogène de la loi du 13 avril 2016 sur l’ensemble du territoire. La loi de 2016 est une grande loi, mieux perçue à l’étranger qu’en France. Mais l’effectivité d’une mesure permet seulement de savoir si elle est bonne ou pas. Or, les derniers décrets d’application de la loi de 2016 datent de cette année. »
Stéphanie Le Caradec appelle d’urgence à une application stricte de la législation, celle contre les proxénètes, incluant les hébergeurs et les sites et celle concernant les clients qui doivent « systématiquement être interpellés (via leurs adresses IP, numéro de téléphone…) et être pénalisés ». « Ce système prostitutionnel génère des profits très importants. Il perdra de son attrait le jour où il deviendra moins lucratif. Or, ce profit ne provient que de ce que dépensent les clients de la prostitution », rappelle Claire Quidet. « L’interdiction d’actes sexuels doit être appliquée sur l’ensemble du territoire beaucoup plus fermement. Cette loi existe depuis 2002 pour les mineurs. Les clients de personnes prostituées mineures sont des pédo-criminels et les peines doivent être à la hauteur des faits. Cette interdiction a été généralisée aux clients de personnes prostituées majeures en 2016, il faut que son application soit massive et dissuasive. Seule une politique énergique de poursuite des clients de la prostitution sera à même d’inverser la tendance qui nous préoccupe aujourd’hui », ajoute-t-elle.
Yves Charpenel partage ce point de vue et explique que tous les pays qui ont fait le choix de lutter contre la demande commencent à voir que le phénomène criminel régresse. « Il n’y a pas de marché sans offre et sans demande, si l’on agit que sur un seul des deux facteurs, il n’y aura pas de résultats positifs », fait-il remarquer.
Au rang des priorités identifiées par le Mouvement du Nid : accroître la surveillance des réseaux sociaux, notamment par la mise en place de cyberpatrouilles, effectuées par des policiers et des gendarmes spécifiquement formés et habilités à la recherche et la constatation d’infractions commises sur le réseau d’Internet. « Il s’agit de la protection de l’enfance en danger. Ces cyberpatrouilles doivent être dotées de moyens humains. Une volonté politique affirmée sur la protection des enfants mis en prostitution sur ces sites Internet est une priorité à mettre en avant », appelle de ses vœux, Stéphanie Le Caradec.
Enfin, Claire Quide rappelle, au titre de cet arsenal des moyens à mettre en place, la nécessité de la formation des professionnels au repérage et à l’accompagnement les mineurs en situation de prostitution. « Nous avons pu constater, dans les commissions départementales de lutte contre la prostitution ou ailleurs, le désarroi d’un certain nombre de professionnels qui disent ne pas savoir comment répondre à ces situations. Le manque de formation dans leur cursus est vraiment criant. Très souvent, cette question n’a jamais été abordée. Le Mouvement du Nid est de plus en plus sollicité pour former ces professionnels. Mais il faut aller beaucoup plus loin et former de manière beaucoup plus massive. »