C’est une visite de routine. Je rencontre Rose, 17 ans, une fois par mois, pour faire le point. Rose, c’est une presque grande, une presque adulte, une presque sortie de l’ASE. Presque.
Rose, c’est une longue histoire. Une enfance nulle part et partout à la fois. Au foyer, c’est compliqué. En famille d’accueil, c’est compliqué. Alors elle est à l’hôtel, faute de mieux. Elle mène sa petite vie tranquille, entre le lycée et l’apprentissage. Rose veut être fleuriste, ça ne s’invente pas. Elle est déterminée, elle y arrivera, c’est sûr !
C’est une visite de routine. On a nos petites habitudes. Je l’attends à la sortie du lycée ou du magasin, on prend un café, on fait le point. Elle me raconte les cours, le boulot, et puis un peu le reste, mais pas trop. « Le reste, c’est mon jardin secret… C’est important pour une fleur, tu sais ! », me dit-elle avec un sourire facétieux. Elle est comme ça, Rose, elle joue avec les mots, et moi, Florent, je fais parfois semblant de me prendre au jeu.
C’est une visite de routine. Mais Rose n’est pas au magasin. Le patron ne l’a pas vue de la semaine, il voulait nous appeler, mais Rose lui a dit au téléphone que « non, pas la peine, c’est juste une petite grippe, faut pas inquiéter les éducs pour ça, voyons ! »
C’est une fille sérieuse, le patron est content de son travail, elle s’applique, mais ces derniers temps elle semble ailleurs… Elle s’étiole, elle se fane…
C’est une visite de routine. Le gérant de l’hôtel est un taiseux. Rose ? Non, elle n’est pas ici. Du moins, pas aujourd’hui. Son silence en dit plus long que tous ses mots. Rose n’est pas ici aujourd’hui. « Les jolies fleurs, c’est bien mignon, mais ça se fait butiner… et pas que par les abeilles ! »
J’ai peur de comprendre. Pour trouver la fleur, il faut chasser le bourdon.
C’est une visite de routine. J’ai cherché Rose dans toute la ville. Elle n’était pas au café de la vieille Hortense, ni chez son amie Véronique. Nulle trace au jardin des Plantes, où je sais pourtant qu’elle aime flâner. Il est tard, la nuit est tombée depuis longtemps déjà, j’ai garé ma voiture en face de l’hôtel et je l’attends. Elle finira bien par rentrer.
C’est une visite de routine. Il est très tard, ou très tôt, peu importe. Je fume à la fenêtre de ma voiture en regardant les gens passer. Un homme. Une famille. Encore un homme. A sa suite, une femme, haut perchée sur des talons vertigineux. Une femme dont le parfum capiteux embaume la rue entière. Une femme ? Non, une jeune fille. Bien trop jeune pour cette tenue, ce parfum et cet homme. Rose ?
« C’est ma routine », me raconte-t-elle. « Pour toi, je suis Rose, une gosse de l’ASE, une parmi d’autres, je ne suis rien, rien de plus que cette fleur déjà fanée dans un bouquet de supermarché, une fleur qui ne vaut rien… Mais pour eux… Pour eux je suis Flora, je suis une autre, je suis la fleur au parfum envoûtant, je suis précieuse, je suis une déesse… la déesse des fleurs… Flora… Tu vois, je reste dans le thème ! »
Je l’écoute, abasourdi, et dans ma tête défilent les mots « mac », « pute », « tapin », « passe »… Des mots grossiers et indécents.
Mais elle, Rose, Flora, elle dit « loverboy », « escort girl », « rencontre » « sugar daddy »… Des mots sucrés, presque jolis. Des mots d’ado un peu fleur bleue. Méli-mélo de mots pour un mauvais mélo.