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Bernard Lahire, sociologue : “Les enfants ne vivent pas dans le même monde”

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Pendant quatre ans, une équipe de sociologues guidée par Bernard Lahire a mené une enquête inédite auprès d’enfants âgés de 5 à 6 ans. Ils restituent les résultats dans un ouvrage magistral, Enfances de classe, et montrent que les inégalités sociales sont présentes dès la maternelle.
Actualités sociales hebdomadaires : Qu’est-ce qui a motivé ce travail, et comment avez-vous procédé ?

Bernard Lahire : L’enfance a longtemps été négligée par les sociologues français et investie surtout par des psychologues, devenus avec les pédiatres des experts en la matière. De plus, bien qu’une sociologie de l’enfance se soit développée depuis le début des années 1990, toute perspective en termes de socialisation et de déterminants sociaux des comportements a souvent été abandonnée. Mais naître dans un pays riche ou pauvre a des conséquences majeures sur l’espérance de vie, la nutrition, la scolarité, la profession… De même, au sein de chaque société, la vie des enfants varie selon la classe sociale à laquelle ils appartiennent. Notre idée était qu’il fallait renouveler la sociologie de l’enfance et montrer que les enfants vivent dans la même société au même moment, mais pas dans le même monde. Nous avons réalisé des enquêtes de cas très fouillées comprenant trois entretiens très longs avec les parents sur l’alimentation, l’éducation, les loisirs ; un entretien avec une personne de l’entourage (grand-mère, nourrice…) et avec l’enseignant ; des observations en salle de classe ; des exercices langagiers passés avec l’enfant. Sans compter tous les documents mobilisés, quand cela était possible, comme le carnet de santé de chaque enfant, son dossier scolaire… Au total, nous avons étudié 35 enfants de 5 à 6 ans représentatifs des classes populaires, des plus précaires aux plus stabilisées ; des classes moyennes, parmi lesquelles certaines ont plus de capital économique que culturel, et vice versa ; des classes aisées, en distinguant les grands patrons des intellectuels ou artistes.

Pourquoi avoir choisi les enfants de maternelle ?

B. L. : Après la famille, comme microsociété au sein de laquelle l’enfant apprend sa place, l’école est le premier grand marché extrafamilial dans sa vie. Or la maternelle n’est pas une parenthèse ludique dépourvue de tout enjeu. Elle est, au contraire, le lieu où commencent à se cristalliser les identités individuelles et sociales, Notre travail a porté sur les enfants de 5 à 6 ans en grande section maternelle car elle précède l’entrée au CP, classe où les enfants sont censés apprendre à lire et à écrire et qui commence à être scolairement sensible pour les familles. Certains parents font prendre de l’avance à leur enfant dans la lecture et l’écriture, d’autres sont tentés de les faire « tester » pour déceler une précocité supposée, de les faire passer dans la section supérieure… Tous ces éléments indiquent que la compétition a bel et bien commencé. La maternelle n’est pas du tout un jeu d’enfants. Les inégalités débutent très tôt, c’est sans doute ce qui nous a le plus surpris dans notre recherche. Les enseignants voient arriver des élèves qui sont « fabriqués » très différemment. Et il se déploie dès la maternelle des apprentissages fondamentaux qui font apparaître les premières sanctions scolaires.

Ces inégalités sont-elles spécifiques à l’école ?

B. L. : Malheureusement, elles se retrouvent dans tous les domaines. Notre enquête n’est pas scolaro-centrée. Les inégalités que nous mettons à jour concernent également l’alimentation, les vêtements, le sport, la santé, l’hygiène, le logement, les loisirs… Certains enfants habitent dans des grands appartements, ont une chambre à eux, vont en vacances, ont déjà été à l’étranger avec leurs parents, alors que d’autres vivent dans des logements exigus, ne sont jamais sortis de leur quartier, n’ont pas de loisirs. S’ajoutent les disparités de langage, les encouragements inégaux à développer l’esprit critique, le goût de l’effort, de la compétition… Quand les conditions de son existence sont marquées par le dénuement matériel et économique, quand, en plus, ce que l’on est ou ce que l’on sait n’est pas valorisé sur les marchés sociaux dominants fixant les prix des biens, des compétences, des ressources et des personnes, force est de constater que tout ne se vaut pas. Quoi de comparable entre Ashan, originaire du Sri Lanka, qui loge avec sa mère dans un foyer pour sans-abri et dont le seul loisir est d’aller au centre commercial le dimanche, pour ne rien acheter, juste se promener, et Valentine, qui habite dans un arrondissement chic de Paris et qui a déjà été à l’opéra, qui fait de la danse classique et qui a une nurse à domicile ?

Y a-t-il une variable plus déterminante que les autres ?

B. L. : Pour les résultats scolaires, la culture est plus importante que le reste. Mais pour avoir du capital culturel, il faut du capital économique. Ces deux variables sont interdépendantes. Les familles modestes ne peuvent pas se payer une baby-sitter qui parle anglais et qui va l’apprendre aux enfants. Dans les milieux précaires, le moindre coût peut être dissuasif, ne serait-ce que le prix d’un transport. Lorsque les enfants ont des avantages culturels et économiques dès la naissance, le cocktail pour démarrer dans la vie est très énergisant. On parle aujourd’hui beaucoup de « transhumanisme », ce mouvement qui prône le développement des techniques permettant d’accroître les capacités physiques et mentales humaines. Mais la réalité augmentée existe déjà depuis longtemps : on voit mieux grâce aux lunettes, aux lentilles, aux jumelles, on va plus loin grâce au train, à la voiture, à l’avion, à la fusée… Les inégalités que nous avons mises en évidence touchent à la question de l’accès socialement différencié à toutes les extensions possibles de soi. Ceux qui accèdent à la culture, à l’information, à la santé, à l’éducation, à l’argent, augmentent leur réalité. Ils sont à l’aise un peu partout, vivent plus longtemps, ont une position sociale dominante, plus de confort, de temps libre… Inversement, pour les enfants qui cumulent les « handicaps » et les manques de ressources, c’est la réalité diminuée, car c’est toute la vie qui se restreint.

Finalement, peut-on échapper à son destin social ?

B. L. : Oui, on peut toujours. Sauf que la probabilité est beaucoup plus faible pour ceux qui partent de très bas. Les débats philosophiques sur déterminisme ou liberté, capacités personnelles et mérite s’arrêtent à partir du moment où l’on étudie les conditions d’existence. C’est en prenant conscience des lois de la gravité et du fait que l’homme ne pouvait pas voler sans s’écraser par terre que des avions et des parachutes ont été inventés. Il y a autant de mécanismes implacables à l’œuvre dans le monde social. Tout n’est pas possible, il faut l’admettre comme en physique. Nous n’arriverons pas à transformer les choses en considérant que c’est juste une question de bonne volonté individuelle. Il faut des aides, et surtout un partage des richesses. Les élites se reproduisent très bien, elles se transmettent les codes. Ce n’est pas porter un regard misérabiliste sur les plus déshérités que de révéler ces réalités, c’est le monde social qui est cruel.

 


17 chercheurs ont collaboré au livre Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants (éd. du Seuil), qui a été coordonné par Bernard Lahire, professeur de sociologie à l’Ecole normale supérieure de Lyon. Lequel vient également de publier Dans les plis singuliers du social. Individus, institutions, socialisations (éd. La Découverte).

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