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L’inclusion façon start-up

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En faisant appel au design social, l’association Messidor, spécialisée dans le handicap psychique, n’a pas hésité à emprunter au modèle et au vocabulaire des start-up pour créer une application mobile de coaching à l’attention de ses travailleurs. Une démarche innovante et détonnante dans le milieu médico-social.

Sous le puits de lumière de la salle de réunion qui jouxte les bureaux et l’Esat (établissement et service d’aide par le travail) de l’association Messidor Loire, à Roanne, Olivia et Stephen échangent en pianotant sur leurs téléphones portables. Ici, nul zapping qui tienne : c’est d’un réel outil de travail dont il est question dans leur discussion, en ce début d’après-midi d’octobre. Depuis quelques jours, les deux ouvriers – l’une mise à disposition en entreprise, et l’autre en unité « espaces verts » sur l’Esat – étrennent, avec leurs collègues travaillant au sein de l’antenne départementale de l’association, l’application « Verry’Appli, mon compagnon Messidor », créée notamment grâce au soutien de la caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA). Engagée pour l’inclusion des personnes en situation de handicap psychique, Messidor gère des établissements de travail protégé (ESAT, entreprise adaptée) et un service « emploi accompagné » (job coaching), tous implantés dans l’ex-région Rhône-Alpes et en Charente-Maritime. Elle y a développé une méthodologie spécifique d’insertion par le travail, fondée sur la proposition d’un « parcours de transition » incluant une activité salariée dans le domaine des services en contact avec la clientèle (espaces verts, hygiène et propreté, prestation logistique…), un accompagnement personnalisé et des formations appropriées pour revenir vers l’emploi, si possible en milieu ordinaire de travail, et retrouver une vraie place dans la société.

Au plus près de l’entreprise

A son lancement en 1975, le projet associatif (initié par Vincent Verry, docteur en droit et en économie sociale) avait déjà fait du bruit, rappelle Georges Bullion, son président actuel : « Mettre des gens handicapés psychiques au travail, à l’époque, c’était presque un gros mot ! Beaucoup d’associations pensaient que la protection était l’alpha et l’omega et qu’il fallait accompagner la totalité du périmètre de la personne en situation de handicap pour être sûr de sa bonne prise en charge. » Messidor n’a pas fait le choix du soin, mais celui de l’inclusion. « Dans la maladie psychique, un marqueur fort dans le parcours des personnes est la rupture de vie assez violente, systématiquement professionnelle et souvent personnelle, dont la première conséquence est l’isolement, rappelle Thierry Brun, son directeur général. Avec la prise de médicaments, s’ajoute une fatigabilité à l’origine d’un grand absentéisme au travail. » L’enjeu numéro un, à Messidor, est donc de redonner confiance aux personnes en se centrant sur le soutien à leurs possibilités d’évolution, tout en veillant à l’élaboration du réseau dont elles ont besoin en proximité, pour l’hébergement, les soins médicaux, l’accompagnement social, les loisirs, etc.

Pour atteindre cet objectif d’insertion, l’association s’appuie sur un modèle économique fort, quasiment « entrepreneurial », qui détonne dans le milieu médico-social, porté par une équipe constituée principalement aujourd’hui d’experts métiers formés au handicap, et non pas de travailleurs sociaux. « On essaie d’être au plus près de la réalité de l’entreprise pour préparer les personnes à un retour rapide vers le travail en milieu ordinaire et l’autonomie », indique Stéphane Grange, coordinateur du projet social à Messidor. En 2018, sur 1 280 personnes accompagnées, 238 contrats de travail ont été signés. « La qualité des prestations réalisées nous permet de tenir ce projet d’inclusion ambitieux en finançant des encadrants supplémentaires au service de l’accompagnement des travailleurs » (à hauteur d’un responsable de production pour 5 ou 6 personnes, contre un pour 10 ou 15 en général), complète Stéphane Grange, qui est chargé du maintien de l’équilibre entre les deux objectifs.

Cette approche pragmatique a conduit la direction de l’association à vouloir franchir un autre cap : celui de l’intégration des technologies numériques dans les pratiques, afin de rester en prise avec les évolutions du monde de l’entreprise et du travail en particulier. « Nous voulions nous servir de la digitalisation comme d’un outil pour renforcer notre méthodologie d’accompagnement existante, indique Thierry Brun. L’idée initiale était la création et la mise en œuvre sur les smartphones des travailleurs d’une application qui soutienne leur rétablissement, sans savoir précisément quelles en seraient les modalités. »

Le point de départ a été la rencontre avec le Bureau des possibles, implanté à Lyon et spécialisé dans l’innovation collaborative et l’élaboration de stratégies numériques. La recherche de cofinancements qui a suivi, en particulier auprès de la CNSA, dans le cadre d’un appel à projets intitulé « Handicap et autonomie : l’innovation sociale par le design », puis la sélection de la candidature de Messidor fin 2018 (avec attribution d’un budget de 94 000 €) ont finalement ouvert une perspective plus vaste et transversale. En intégrant la démarche du design social, qui conjugue l’analyse des besoins des usagers, la mise en œuvre de compétences techniques et une approche créative, le projet a pour ambition de repenser l’inclusion des personnes et les pratiques professionnelles qui l’accompagnent. « On avait des habitudes de travail bien rodées, avec un parcours très balisé, fondé sur l’accompagnement du travailleur par un binôme de professionnels (un responsable d’unité de production pour la dimension métier et un conseiller d’insertion) à travers des entretiens réguliers tous les trimestres », explique Marina Da Cunha, la directrice de Messidor Loire. Sa petite équipe de huit professionnels, qui accompagne chaque année entre 75 et 80 travailleurs, s’est portée volontaire pour participer à cette nouvelle expérience. Avec des taux d’insertion s’élevant à 10 % pour ses travailleurs évoluant en Esat et jusqu’à 50 % en emploi accompagné, son engagement dans le déploiement du dispositif au sein de Messidor et celui de la récente franchise sociale de l’association, elle aurait pu pourtant s’en tenir là. « On ne connaissait pas, et on a décidé de faire confiance, sans a priori. La porte d’entrée, c’était le projet d’application, qui faisait sens, réelle passerelle pour les travailleurs vers le numérique. On n’avait rien à perdre, seulement d’être encore plus réactifs et pertinents ! », ajoute la directrice.

Une application pour garder le lien

Aux premiers temps d’immersion, en novembre dernier, où l’équipe a reçu les designers du Bureau des possibles pour des observations et des échanges avec des travailleurs et leurs encadrants, ont succédé des temps d’ateliers avec tous les acteurs pour affiner les besoins et attentes, puis de « codesign » des solutions, jusqu’à la réalisation de prototypes et de tests. Dans ce cadre opérationnel comparable à celui d’une start-up, enrichi par de nombreux allers-retours avec les équipes des autres territoires, s’est concrétisée en quelques mois une application mobile de coaching des travailleurs(1), digne de celles couramment proposées aujourd’hui pour renforcer la motivation dans une démarche de progrès quotidien (arrêter de fumer, faire du sport, méditer, etc.). « En invitant à relire notre action par une entrée centrée sur l’analyse partagée des besoins des usagers plutôt que sur les étapes déjà formalisées de notre parcours, cette méthodologie renouvelle le regard et agit comme une piqûre de rappel, indique Frédéric Ducret, responsable de production, avec une mission de responsable de site de l’Esat à Roanne. Ensemble, on a pu tout mettre à plat, visualiser la quantité et la qualité d’outils mobilisés dans notre accompagnement, mais aussi identifier des besoins précis chez les travailleurs qu’on ne voyait pas ou plus et travailler ensemble à des solutions concrètes. »

L’exemple le plus marquant pour l’équipe dans le processus d’élaboration autour de l’application a été la mise en lumière par les travailleurs de tous ces moments anxiogènes comme les périodes de stage, la mise à disposition en entreprise ou, tout simplement, le retour à la maison le soir, où solitude et découragement pouvaient prendre le dessus… « Ils ont pointé le sentiment d’un manque de continuité dans l’accompagnement qui pouvait affecter leur parcours, de la stagnation dans leur progression à l’absentéisme, voire à l’abandon. D’où le souhait de concevoir l’application d’abord comme un moyen de garder un lien et d’exprimer plus facilement ses difficultés », fait valoir Arnaud Brunel, conseiller d’insertion à l’Esat Messidor de Roanne.

« Quand on quitte les murs de l’Esat, on ne voit plus nos référents au quotidien et on peut avoir peur de les déranger. Avec cette application, on peut enregistrer tous nos contacts professionnels, envoyer un SMS ou un mail si besoin. Ça matérialise notre réseau. C’est simple d’utilisation, moderne, et cela sécurise », explique Olivia, 44 ans, qui travaille depuis peu dans une entreprise locale à l’extérieur de l’Esat comme préparatrice de commandes d’accessoires de coiffure. Pour elle, le support constitue aussi un utile « pense-bête », qui facilite la prise de repères avec le rappel des rendez-vous, du matériel à apporter, des consignes à garder en tête, ainsi que des objectifs qu’elle aimerait tenir dans la durée. « Quand on a des petits problèmes de mémoire comme moi, c’est précieux. L’appli reste, les papiers se perdent ! Cela donne plus d’autonomie dans les motivations et les objectifs, sans pour autant être accro, avec seulement quelques questions à remplir par jour. » De quoi impliquer chacun plus personnellement dans son parcours, selon Virginie Monat, responsable d’unité de production en matière d’hygiène et de propreté : « Avec ce support, tout part d’eux ! A partir de questions très concrètes, il donne la possibilité d’une trace et d’un réel outil d’autodéveloppement qui permet de se rendre compte de ses progrès. C’est valorisant et cela dynamise. » Stephen a décidé de s’en servir lors du dernier entretien avec ses référents. « J’ai pu y retrouver des situations et des éléments précis, annonce fièrement le jeune travailleur de 28 ans en Esat au sein du secteur “espaces verts”, qui a participé à la création de l’application. Comme les chantiers s’enchaînent, cela permet de noter toutes mes expériences et de les mettre sur un CV. On a beaucoup insisté pour qu’il s’agisse d’un outil personnel, confidentiel, et pas d’un fil à la patte fait pour nous surveiller ! Il n’y a pas d’obligation de partager, c’est notre choix. » Et encore moins d’obligation de résultats…

Pour éviter les malentendus et permettre l’appropriation, le design social invite à mettre sur la table tous les points « irritants » et critiques. Un passage obligé, selon le directeur du Bureau des possibles, Yves-Armel Martin : « La réussite de la démarche ne tient pas seulement à la réalisation d’un objet numérique, mais aussi à la capacité de tous les acteurs, accompagnants et accompagnés, à le recevoir et à l’utiliser », insiste-t-il. Parmi ces points, la question de l’équipement personnel des travailleurs a fait l’objet d’un débat : ce projet n’est-il pas en train d’exclure certains d’entre eux ? Pour objectiver la situation, une étude quantitative a été lancée par Messidor. « Il en est ressorti qu’une minorité des travailleurs ne disposait pas de smartphones (18 % à Roanne), mais que ce nombre allait de plus en plus se réduire. Tous, un jour ou l’autre, y seront confrontés », note Frédéric Ducret. Cette réalité a été prise en compte. « Le principe de base reste le droit au même accompagnement de chacun, avec ou sans application », enchaîne son collègue Arnaud Brunel.

Montée en compétences

S’il y a valeur ajoutée du nouvel outil, elle se situe « au niveau de la qualité de vécu du parcours des personnes, pas dans l’amélioration du taux d’insertion ! », insiste Stéphane Grange. « L’appli peut nous aider dans l’élaboration d’indicateurs qualitatifs factuels pour mesurer l’évolution des travailleurs et l’impact social de notre accompagnement, mais elle ne remplacera jamais l’humain ! », poursuit le coordinateur du projet social, qui voit dans la démarche beaucoup d’écho avec les réflexions actuelles autour de la responsabilité sociale des entreprises, et rêve de la mise à disposition prochaine en « open source » de l’outil développé par Messidor. Ces éléments de base mis à jour et partagés, travailleurs et professionnels ont convergé sur la nécessité d’un prochain chantier avec le Bureau des possibles pour « codesigner » des démarches d’accompagnement à la culture numérique pour les uns comme pour les autres. « En 2019, l’autonomie numérique, nécessaire pour faire ses démarches, chercher un emploi, se déplacer, fait partie intégrante du projet d’autonomisation des personnes de Messidor. Il nous faut soutenir cette montée en compétences et la nôtre par la même occasion pour les y accompagner », développe Frédéric Ducret.

L’« appli compagnon » n’est pour Messidor que le prélude d’une nouvelle page de l’histoire. « C’est la partie émergée de la dynamique. Le design social, lui, en est le socle, dans sa façon de faire remonter le sens et la part de chacun à la réussite d’une vision partagée, qui va nous permettre de travailler de façon réellement concertée et participative », considère Thierry Brun, au moment où le projet de l’association vient d’être réécrit et doit trouver sa traduction en plan d’action. « Ce qui est particulièrement flagrant avec les méthodes de design social, a fortiori dans une structure comme Messidor, c’est à quel point le fait même de les vivre fait bouger les lignes dans la façon de travailler ensemble et de s’organiser ! », observe Yves-Armel Martin. En ligne de mire : la place des travailleurs. « Si leur avis était déjà beaucoup sollicité dans les instances de réflexion, les comités de gestion de l’association, la démarche ouvre de nouvelles modalités de fonctionnement au quotidien, indique Arnaud Brunel. Là où, jusqu’ici, la plupart des idées étaient les nôtres, l’enjeu est de se mettre plus encore à l’écoute et de soutenir les leurs. A eux de nous dire comment ils veulent être accompagnés ! » De quoi bousculer en profondeur, mais aussi enrichir le regard et les postures de chacun, à l’image du mouvement qui s’opère autour de la pair-aidance et de la reconnaissance du savoir expérientiel dans le monde de la santé… « Cette coréflexion n’est pas simple, mais elle interpelle aujourd’hui les professionnels : les sachants ne sont plus les mêmes ! », confirme Thierry Brun.

C’est ainsi que Stephen et ses collègues travailleurs ont déjà sollicité l’équipe de Messidor à propos de l’organisation des entretiens trimestriels et que le travail va se prolonger avec le Bureau des possibles, tant sur le design des espaces que sur l’animation des réunions au sein de l’association. Dans le même esprit aussi, un atelier de design prospectif va proposer de réunir la direction, les encadrants et les travailleurs pour imaginer les métiers du futur, avec la montée en puissance de la numérisation et de la dématérialisation. « In fine, c’est aussi toute une façon de manager dont il s’agit, qui mise sur la culture des forces de chacun pour créer ensemble une vision partagée, analyse Marina Da Cunha. Et pour cela, les outils proposés par le design social sont facilement réappropriables. » Sans être l’apanage des plus gros budgets : selon le directeur du Bureau des possibles, un travail de premier diagnostic stratégique peut être initié à partir de quelques milliers d’euros.

Notes

(1) Elle a été inaugurée le 7 novembre lors du colloque « 2050, ensemble dans une société inclusive » organisé à Paris par Messidor, et où il a été question d’Esat de transition et d’innovations pour favoriser l’emploi des personnes souffrant d’un handicap psychique.

Reportage

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