« La vraie vie d’un directeur au quotidien est de chercher sans cesse du personnel, de voir tous les matins qui est présent dans les effectifs, ensuite de téléphoner aux différents pôles de remplaçantes pour demander qui peut venir et puis d’appeler les agences d’intérim. La vie du management intermédiaire ne consiste plus à animer des équipes mais à “boucher des trous” pour pouvoir, tous les matins, assurer correctement les soins de base aux résidents », témoigne une directrice d’établissement, lors d’un colloque organisé par l’Observatoire de l’hospitalisation privée, le 14 novembre à Paris, et consacré aux tensions des métiers du grand âge. Plus de 59 propositions sont sur le bureau d’Agnès Buzyn, ministre des Solidarités et de la Santé, depuis le 29 octobre, date de la remise du rapport de Myriam El Khomri. L’ancienne ministre du Travail a défini un plan de mobilisation nationale en faveur des métiers du grand âge pour la période 2020-2024 qui s’inscrit en complément du rapport « Libault », remis au gouvernement en mars dernier, en vue de la préparation de la future loi « grand âge et autonomie ».
De l’avis de tous les participants au colloque, il est urgent de mettre en place des solutions pour faire naître des vocations pour les métiers du grand âge, au premier rang desquels celui d’aide-soignante en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) et d’auxiliaire de vie à domicile. Comme le rappelle Myriam El Khomri dans son rapport, le secteur des Ehpad a subi, entre 2012 et 2017, une baisse de 25 % du nombre de candidatures au concours d’aide-soignant. Près de 60 000 postes sont actuellement non pourvus alors qu’entre 2020 et 2024 environ 18 500 postes devraient être créés chaque année pour répondre aux besoins présents et à venir de prise en charge des personnes âgées dépendantes.
Parmi les pistes proposées, Myriam El Khomri suggère notamment de valoriser les filières par l’alternance et la validation des acquis de l’expérience (VAE), mais aussi de supprimer le concours d’entrée aux écoles d’aides-soignants et d’assurer à la place l’inscription dans les centres de formation via Parcours Sup (pour la formation initiale). « L’épreuve écrite est un frein pour beaucoup de personnes qui voudraient aller sur ce métier », souligne la ministre. Et de rappeler qu’elle est favorable à la gratuité des études d’aide-soignant. « 5 % des personnes n’arrivent pas à trouver de financement. Dans un pays où la formation des médecins est gratuite, il faut de 5 000 à 7 000 € pour suivre une formation d’aide-soignant. » Myriam El Khomri préconise également de réduire drastiquement l’éventail des diplômes reconnus dans le champ de l’accompagnement des personnes en perte d’autonomie. Florence Arnaiz-Maumé, déléguée générale du Syndicat national des établissements et résidences privés pour personnes âgées (Synerpa), appuie cette idée de faire « un grand ménage de printemps » sur les 60 certifications sur le premier niveau d’entrée dans le secteur. « Comment les personnes peuvent-elles comprendre un métier dans lequel on arrive par 60 portes différentes ? », ajoute Françoise Jeanson, conseillère régionale déléguée « santé et silver économie » en Nouvelle-Aquitaine et présidente de la commission « formations sanitaires et sociales » à Régions de France. « Pour les régions, cela est complexe car le DEAES [diplôme d’Etat d’accompagnement éducatif et social] dépend des formations sanitaires et sociales donc elles financent des structures, les autres diplômes dépendant davantage du plan régional de formation via des appels à projets, et appels d’offres. Il y a un nœud qu’il est urgentissime de défaire tous ensemble », avertit-elle.
Florence Arnaiz-Maumé explique que les Ehpad fonctionnent depuis des années sur un triptyque aide-soignant-infirmier-médecin. Une organisation à bout de souffle. Fort de ce constat, le Synerpa demande à Muriel Pénicaud, ministre du Travail, « une structuration de tous ces métiers ». Le principe ? « Avoir un premier niveau d’entrée sur le domicile et sur l’Ehpad, puis aller très vite ensuite sur un diplôme d’agent d’accompagnement qui soit financé par la section hébergement et l’assurance maladie et repartir sur le triptyque aide-soignant-infirmier-médecin mais en intégrant la pratique avancée en gérontologie à tous les niveaux, de manière à créer entre les postes d’aide-soignant et d’infirmière des postes intermédiaires qui permettent aux salariés de se projeter, de se former, d’être spécialisés », détaille la déléguée générale du Synerpa.
Selon la Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne privés non lucratifs (Fehap), le plan d’action à mettre en œuvre doit comprendre six leviers. Son directeur général, Antoine Perrin, explique qu’il faut en premier lieu revaloriser globalement les métiers de l’accompagnement médico-social et du soin. « Dans l’image populaire, l’aide-soignante est celle qui fait les toilettes… […]. Si on [la] considère comme la personne qui accompagne à l’autonomie une personne vulnérable, le métier devient plus responsabilisant et plus attirant. » De plus, il souligne la nécessité de valoriser à l’intérieur du métier les tâches. « Demander à l’aide-soignante de faire 15 toilettes dans la matinée, on ne valorise pas la toilette », poursuit-il. Autre priorité : le taux d’encadrement et le travail en équipe notamment à domicile. Il s’agit de combattre la solitude de l’exercice du métier et d’améliorer la qualité de l’accompagnement et l’articulation avec les autres professionnels. Antoine Perrin rappelle ensuite que le niveau de rémunération du travail à domicile par les départements n’est pas valorisant au-dessous du Smic. Il considère enfin que les technologies de l’information et de la communication telles que la robotique, la domotique et les objets connectés peuvent « toucher positivement » les métiers du grand âge.
Florence Arnaiz-Maumé appelle de ses vœux une grande campagne « pour convaincre les jeunes d’aller vers un secteur créateur d’emplois non délocalisables avec des carrières possibles et pérennes ». Le Synerpa devrait diffuser, dès le mois de janvier 2020, une campagne de communication sur France 2 et France 3 afin de contrecarrer les effets négatifs de l’« Ehpad bashing ». Antoine Perrin juge pour sa part ce type d’action prématuré. « Il faut valoriser par la communication les métiers, mais seulement à partir du moment où on a tout le reste. […] Sans les autres leviers, on risque d’avoir une communication insuffisante », considère-t-il tout en insistant sur l’importance de mettre en place « un kit complet de valorisation des métiers du grand âge ». Serge Kroichvili, délégué général de l’Union nationale des missions locales (UNML), assure qu’il est possible d’attirer les jeunes vers les métiers du grand âge. « Dans les 12 derniers mois, on a proposé des postes à 15 000 jeunes dans le secteur de la santé au sens large et 11 000 d’entre eux ont été recrutés. Le travail de proximité permet d’intervenir sur les attentes des entreprises. Les jeunes souhaitent des formations en situation de travail, le triptyque emploi-formation-accompagnement est un outil intéressant. La question de la mobilité, de l’accès au logement et de la garde des enfants est souvent une des difficultés sur laquelle il faut intervenir pour permettre aux jeunes d’accéder aux emplois », expose-t-il.
Si le secteur souffre d’un manque d’attractivité auprès des jeunes et peine à séduire de nouvelles recrues, se pose également la question des effectifs déjà en poste. Pour certains, le contrat à durée indéterminée (CDI) est en perte de vitesse. « Korian recrutait 2 000 aides-soignants en CDI en 2019 et nous avons fait le choix d’augmenter de 700 ce nombre de CDI proposés à nos CDD. Mais à mi-novembre, 200 personnes seulement sont passées d’un CDD à un CDI. Même auprès de nos CDD nous ne faisons pas recette. Ces personnes préfèrent, à l’issue de leur CDD, bénéficier de la prime de précarité, retourner à Pôle emploi, se reposer, puis aller vers un autre employeur », analyse Rohan Gougé, directeur « diversité, inclusion et qualité de vie au travail » chez Korian. Jean-René Legendre, fondateur de Plus2RH, cabinet de consulting en ressources humaines, recrutement et formations, remarque, pour sa part, que le développement de l’intérim a aussi « un impact sur la difficulté de recruter de façon pérenne ». Alors que les Ehpad ont pour défi de fidéliser des salariés en CDI, du côté du domicile, la vraie problématique est de faire du temps plein. « Si on a des salaires au-dessus du Smic mais des temps partiels, les auxiliaires de vie sociale seront toujours à 800 € par mois », avertit Florence Arnaiz-Maumez.
Myriam El Khomri propose de porter à 10 % la part des diplômés par la voie de l’apprentissage. « Il n’y a que 600 aides-soignantes actuellement en apprentissage en France. Il y a beaucoup de freins internes dans l’administration centrale et des freins culturels dans le sanitaire autour du développement de l’apprentissage dans les métiers du soin », déplore-t-elle. La loi « avenir professionnel » a développé l’apprentissage dans le domaine sanitaire et social, mais un décret en restreint l’accès. « Il faudra simplifier les choses par le biais de la future loi autonomie ou par la voie réglementaire », précise-t-elle.
« L’enjeu n’est pas d’aller chercher des aides-soignants formés et en poste mais de les former nous-mêmes. Pour cela, nous croyons très fortement au développement de l’apprentissage », témoigne Rohan Gougé. Pour preuve, le groupe Korian et la Croix-Rouge française ont ouvert en septembre dernier leur première classe commune d’aides-soignants en alternance à l’institut de formation de Romainville (Seine-Saint-Denis). « Nous sommes allés vers des prescripteurs, Pôle emploi et les missions locales, pour parler aux jeunes avant même le concours. Ils avaient ainsi la certitude d’avoir non seulement le contrat d’apprentissage mais également un CDI. La promotion devait compter 17 apprentis, au final nous en avons 24. Cette première expérimentation est probante et sera dupliquée en 2020 avec la Croix-Rouge et d’autres partenaires sur le territoire national. Korian a pour ambition d’avoir 200 apprentis en France en 2020 », se satisfait le directeur.
Suite à la remise du rapport de Myriam El Khomri, Agnès Buzyn a annoncé que le gouvernement lancera « une grande conférence sociale » autour des métiers du grand âge « d’ici la fin de l’année », qui pourrait rendre des « conclusions d’ici le tout début de l’année 2020 ». « On a vécu cette annonce comme un “ça va venir, attendons encore, car on n’a pas l’argent, que les arbitrages de Bercy ne sont pas favorables, donc on verra plus tard” », suspecte Antoine Perrin. Et Florence Arnaiz-Maumé d’avertir : « De rapport en rapport… l’Etat doit très vite nous donner des réponses. Si d’ici trois à quatre mois nous n’avons pas de décisions politiques fortes et des pistes de financements, nous perdrons patience. »
Adessadomicile a annoncé « la publication prochaine d’une étude sur la construction d’un “New Deal” en faveur des personnes âgées et des professionnels qui s’en occupent ». « Baisser le recours aux urgences, les hospitalisations, les coûts liés à la prise en charge de la dépression, baisser l’absentéisme des aidants, retarder l’entrée en Ehpad… Le “New Deal” peut agir sur tous ces leviers à la fois. Il est conçu pour améliorer véritablement le bien-être de la personne âgée sans peser lourdement sur les finances de la collectivité et de l’Etat », assure la fédération. Cette étude sera officiellement remise à la ministre des Solidarités et de la Santé fin novembre.
Dans son avis « Travail, emploi et mobilités », adopté le 13 novembre, le Conseil économique, social et environnemental (Cese) recommande que les frais de déplacement des personnels à domicile entre deux interventions soient inclus dans le coût des prestations tarifées par les départements. Il propose également qu’une « aide significative » soit octroyée à ces personnels pour le renouvellement de leur voiture en véhicule propre. Dans son rapport sur l’attractivité des métiers du grand âge, Myriam El Khomri préconise d’équiper les salariés de voitures de fonction, ou de permettre aux fédérations de négocier au niveau national, « avec l’appui technique de l’Etat », des offres avantageuses de location de véhicules avec option d’achat.