Aujourd’hui, les chiffres du fléau des violences conjugales sont largement diffusés. Lancé le 3 septembre dernier, le « Grenelle des violences conjugales » n’y est certainement pas étranger. Néanmoins, il est toujours utile de les rappeler : sur une année, 219 000 femmes âgées de 18 à 75 ans sont victimes de violences physiques et/ou sexuelles commises par leur ancien ou actuel compagnon ; quant au nombre de féminicides, 135 ont déjà été perpétrés cette année, ce qui dépasse d’ores et déjà le bilan de 2018 de 121 femmes tuées.
Le gouvernement a donc décidé de se mobiliser avec ce Grenelle qui doit prendre fin le 25 novembre prochain, Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes. C’est également à cette date symbolique que Marlène Schiappa, secrétaire d’Etat chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes, doit annoncer des mesures afin de faire reculer ces violences conjugales. Dans ce contexte, la Fédération des acteurs de la solidarité Normandie a organisé, les 14 et 15 novembre derniers à Cherbourg, un colloque national sur la thématique « Violences intrafamiliales et justice : quelles articulations et quelle cohérence entre le cadre légal et l’accompagnement des personnes ? »
Durant ce colloque, l’aspect juridique de la prise en charge des violences intrafamiliales a été largement évoqué. Gaëlle James, déléguée départementale aux droits des femmes et à l’égalité femme-homme, a rappelé que, afin de lutter contre ces violences, la loi du 3 août 2018 est venue renforcer les infractions et l’arsenal juridique. Elle a également affirmé : « L’Etat a la responsabilité de trouver toujours plus de solutions et d’efficacité avec tous les ministères, mais cela ne peut se faire qu’avec les acteurs du territoire car il est nécessaire de prendre en compte les spécificités locales. » Une manière de souligner l’importance du travail des associations et des professionnels sur le terrain et la nécessité d’œuvrer en réseau.
Mais si les législateurs font la loi, ce sont bien les magistrats qui la mettent en œuvre. Deux procureurs de la République de tribunaux de grande instance (TGI) de la région sont ainsi venus présenter leur prise en charge de ces violences. Thierry Lacombe, du TGI de Coutances, n’a pas fait d’angélisme, déclarant : « Le système judiciaire est surtout fait pour punir les auteurs, l’accompagnement des victimes n’est pas sa mission première » – un volet qui s’appuie donc sur les associations présentent sur le territoire. A ce sujet, la question se pose de l’harmonisation de l’offre et des intervenants d’un territoire à l’autre. Yves le Claire, du TGI de Cherbourg, a exercé sur trois circonscriptions différentes : « Ma grande difficulté, quand j’arrive sur un territoire, est la découverte de tous les partenaires car, dans ce domaine, il n’y a pas deux ressorts qui sont organisés de la même façon. Nous avons donc besoin de temps pour bien appréhender l’offre, qui est le résultat de l’histoire de chaque territoire à travers les financements, les associations ou les personnes qui s’en sont occupés dans le passé. »
Lors de ce colloque, la formation des magistrats, des avocats ou encore des policiers et des gendarmes a largement été évoquée. Ainsi, face aux procureurs présents, une psychologue a témoigné de son expérience : « Je vois encore une frilosité des avocats et des magistrats à se former, au même titre que les acteurs qui peuvent être au contact des victimes (assistantes sociales de secteur, médecins…). Il est pourtant important d’être sensibilisé aux psycho-traumatismes qui expliquent les mécanismes d’emprise psychologique, de dissociation ou encore de mémoire traumatique qui font que certaines victimes ne sont pas convaincantes face à un juge ou à un policier. »
Si certains magistrats sont sensibles à cette thématique – ce qui a semblé être le cas des deux procureurs présents –, le fait que cette formation relève plus d’une volonté personnelle que d’une obligation professionnelle pose question. Et ce, d’autant plus que ces dossiers sont de plus en plus nombreux. Par exemple, sur le territoire qu’administre Cyril Lacombe, les signalements sont passés de 80 à plus de 300 par an en trois années. Le procureur de Coutances argumente : « Ces situations sont tellement complexes qu’une seule institution ne peut être responsable de la régulation de ces violences, cela passe forcément par un partenariat pour traiter l’auteur des violences et accompagner les victimes. »
Lors du colloque, Antonio Robledo Villar, juge d’instruction de Saragosse, a présenté le modèle espagnol de prise en charge. Ce modèle s’appuie sur la loi organique 1/2004 de protection intégrale contre la violence entre les sexes, qui a permis en particulier de mettre en place des tribunaux spécialisés en matière de violences contre les femmes. Ou aussi d’instaurer une protection intégrale des victimes, avec une pluridisciplinarité de prise en charge. Cette loi donne droit à une assistance sociale, avec notamment l’accès aux ressources d’hébergement et une aide psychosociale tout au long du parcours. Elle donne également droit à une assistance juridique gratuite et immédiate avec mise à disposition d’un avocat, ainsi que des droits spécifiques liés au travail pour éviter que la personne ne perde son emploi. Ces droits instaurent notamment le fait que les absences ou retards dus à de telle violences soient considérés comme justifiés.
Par ailleurs, pour favoriser l’emploi de ces victimes, des aides sont versées aux entreprises qui les embauchent. Ce schéma d’accompagnement s’appuie au préalable sur un système d’évaluation (Viogén) : c’est en fait une application informatique utilisée par la police afin de déterminer le niveau de risque en fonction duquel des mesures préventives seront adoptées, pouvant aller jusqu’à la protection intégrale de la victime, et d’établir des mesures pénales telles que l’éloignement de l’auteur ou des mesures civiles pouvant aller, notamment, jusqu’à la suspension de l’autorité parentale.
Cette présentation du modèle espagnol, loin d’être exhaustive, a laissé rêveurs les deux procureurs de la République – une preuve que la France a encore en la matière beaucoup d’efforts à réaliser. Et ce, d’autant plus que les violences intrafamiliales constituent un facteur de basculement dans la précarité, pouvant être à l’origine de difficultés sociales tels qu’un départ précipité du domicile, parfois avec des enfants, une perte de logement, d’emploi, des conséquences sur l’état de santé… Cette réalité est connue. Reste à présent à savoir si le gouvernement français va prendre des mesures d’ampleur pour réduire de telles violences et améliorer la prise en charge des victimes, dans la lignée de ce que le Président avait affirmé le 25 novembre 2017 : que la lutte contre les violences sexistes et sexuelles était la grande cause nationale du quinquennat. De la parole aux actes ? Réponse le 25 novembre.
Si certains parlent d’enfants « exposés » aux violences intrafamiliales, pour la Fédération des acteurs de la solidarité, la question ne se pose pas, ces enfants sont des « victimes ». Lors de ce colloque, les échanges ont fait émerger des propositions pour améliorer leur prise en charge. Entre autres, celles de réfléchir à une juridiction unique entre les juges des enfants et juges des affaires familiales, de systématiser la présence d’un avocat pour l’enfant, de développer le soutien à la parentalité ou encore de mettre en place dans les établissements scolaires une prévention de ces violences intrafamiliales dès le plus jeune âge.