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A la recherche du sens perdu

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Contraints par des logiques de gestion de dispositifs, devant faire face, à la fois, à une explosion de la demande et à une baisse des budgets, les travailleurs sociaux sont-ils aujourd’hui en mesure d’accompagner les personnes les plus fragiles dans l’accès à leurs droits fondamentaux ? L’Association nationale des assistants de service social (Anas) ouvre ce débat éthique.

« Depuis près de trente ans, l’exécutif ne s’adresse au secteur social que de façon technique, par voie réglementaire. Aux demandes de sens éthique et déontologique, il est trop souvent encore répondu par des consignes, procédures et règlements. Soumis à un manque de considération particulièrement révélateur, tant symbolique que financier, les assistants de service social finissent alors par se demander à quoi ils peuvent bien servir. » Par ces quelques phrases, Joran Le Gall, président de l’Association nationale des assistants de travail social (Anas), résume ce que d’aucuns appellent le « malaise des travailleurs sociaux », la perte de sens de l’accompagnement social.

A l’occasion d’une journée d’étude organisée le 8 novembre à Paris, l’Anas s’est ainsi interrogée sur les changements à l’œuvre dans le champ social et sur leurs répercussions en matière de pratiques professionnelles. Comment assurer un accompagnement individuel et collectif dans le respect de la définition du travail social inscrite dans le code de l’action sociale et des familles (CASF) ? Comment garantir aux personnes un accès effectif aux droits fondamentaux ? Selon la définition donnée par le décret du 6 mai 2017, « le travail social vise à permettre l’accès des personnes à l’ensemble des droits fondamentaux, à faciliter leur inclusion sociale et à exercer une pleine citoyenneté. Dans un but d’émancipation, d’accès à l’autonomie, de protection et de participation des personnes, le travail social contribue à promouvoir, par des approches individuelles et collectives, le changement social, le développement social et la cohésion de la société. Il participe au développement des capacités des personnes à agir pour elles-mêmes et dans leur environnement. »

Sentiment d’impuissance

Experte en méthodologie du travail social, Cristina de Robertis affirme : « La vision globale et multidimensionnelle de la personne accompagnée est une spécificité professionnelle des assistants de service social. C’est notre fondement et notre différence avec beaucoup de professions. Nous avons une démarche holistique qui prend en compte les revenus, le travail, la formation, mais aussi l’insertion sociale, les relations familiales, la situation juridique et administrative, la situation de santé, le logement de la personne accompagnée. » Avant de déplorer : « Mais les politiques sociales sectorielles, la dynamique du “un problème-une solution” nous empêchent de voir et regarder de façon holistique la situation de la personne. La pauvreté, les difficultés des populations vulnérables à retrouver une situation d’insertion dans la société, la diminution des moyens financiers et humains sont autant de raisons qui créent un malaise profond, un sentiment de non-reconnaissance, de disqualification, d’impuissance à faire face chez les assistants de service social. »

Joran Le Gall interroge : « Comment accompagner les personnes vers le logement quand il n’y en a pas ? Comment accompagner vers l’emploi quand il en manque ? S’il s’agit d’être mis à l’abri, reste encore à être correctement logé. S’il s’agit d’accéder à des soins, reste encore à être bien soigné. On peut prétendre pouvoir bénéficier du droit à l’éducation, reste encore qu’il soit de qualité. Aller travailler oui, mais à quel prix ? » Pour le président de l’Anas, les assistants de service social sont contraints de proposer des solutions qui relèvent du « moins pire », à défaut du « réel mieux ». Leur quotidien professionnel ? « Faire avec un existant trop souvent indicible, innommable, précaire, incertain pour le lendemain, offrant peu de sécurité aux personnes accueillies. Si nous n’y sommes pas vigilants, nous risquerions de nous retrouver à devoir faire tolérer aux personnes accompagnées l’inacceptable, tant est insuffisante la réponse de l’action publique aux problèmes auxquels elles sont confrontées », avertit Joran Le Gall.

Bénédicte Jacquey-Vazquez, membre de l’inspection générale des affaires sociales (Igas) et auteure d’un rapport de capitalisation sur l’accompagnement social publié en septembre 2018, reconnaît l’existence d’ambigüités sur le mandat du travail social : « Est-on toujours dans ce que dit le CASF, à savoir promouvoir l’émancipation, le changement social, ou est-ce que l’on est dans du palliatif ? Les travailleurs doivent mettre des sparadraps pour alléger les difficultés et la souffrance, mais sans pouvoir agir sur le système actuel qui produit ces difficultés. Ils peuvent avoir l’impression d’être dans un pilotage par l’aval, où l’on soigne et l’on traite les symptômes sans avoir la capacité d’agir sur les causes qui génèrent ces difficultés. De là découle un sentiment d’impuissance et de perte de sens à devoir produire, recréer et retisser du lien dans une société qui globalement fabrique de la déliaison. »

Un pilotage par l’aval

Etymologiquement, le mot « accompagnement » provient de « compagnon », dont la base latine est panis (« pain »), qui indique une idée de partage d’une cause commune. Et le vocable « social » a pour racine socius, terme qui désigne un « allié » et renvoie à l’idée d’un rassemblement de vues. L’accompagnement social induit alors un rapport de partage, de construction commune d’un projet.

Cristina de Robertis rappelle que le contrat de service social s’élabore ensemble et trouve sa concrétisation unique et spécifique dans la relation entre le travailleur social et la personne, et qu’il n’est pas un succédané standardisé, obligatoire, où il faut cocher des cases. Mais Bénédicte Jacquey-Vazquez pointe du doigt le glissement rhétorique au fil des réformes, des politiques sociales, des dispositifs d’intervention. Un glissement du contrat vers la contractualisation, la contrepartie, la responsabilisation.

Du contrat à la contractualisation

Une évolution qu’Isabelle Astier, professeure de sociologie à l’université Jules-Verne d’Amiens, nomme « le grand renouvellement de la dette sociale ». En somme, l’individu est devenu redevable envers la collectivité. Elle souligne : « Dans le discours public, implicitement, l’individu en situation de fragilité et de précarité devient en partie responsable de sa situation et il doit faire la preuve de sa volonté de s’en sortir en contrepartie des aides dont il bénéficie. Est-ce que le contrat est un moyen et un levier pour faire exister la participation des personnes concernées ? Ou est-ce que c’est un moyen venu d’en haut pour contraindre les individus ? Selon la manière dont le contrat est construit, vécu, dialogué, il peut être l’un ou l’autre. La contractualisation obligatoire met à bas l’idée d’un accompagnement librement consenti et d’une égalité entre les parties. »

L’inspectrice générale des affaires sociales déplore des dynamiques qui ne s’accordent pas vraiment avec les fondamentaux philosophiques et éthiques de l’accompagnement social. « L’intervention du juge est loin d’être marginale dans l’accompagnement social des ménages fragiles ou dans le champ de la protection de l’enfance. La contrainte judiciaire pour la gestion du budget familial ou pour celle des prestations sociales s’élève à environ 30 000 mesures, soit potentiellement une centaine de milliers de personnes, en tenant compte des membres des ménages concernés. Dans les années 1980, on est à plus de 80 % de placement judiciaire alors même que, aux termes de la loi, l’intervention de l’autorité judiciaire devrait être réservée aux situations de danger, d’urgence ou de non-adhésion de la famille. »

Vers un accompagnement collectif

Le travail social collectif apparaît ainsi comme la victime collatérale de la massification des problèmes sociaux qui fait de l’accès aux droits, parfois en urgence, une tâche prioritaire assignée aux travailleurs sociaux. Pourtant, depuis une quinzaine d’années, les rapports et les injonctions se succèdent pour plaider en faveur d’un rééquilibrage entre l’intervention sociale d’intérêt collectif (Isic) et celle d’aide à la personne (Isap). Dans un avis d’octobre 2015 sur le développement social et l’Isic, l’ancien Conseil supérieur du travail social (CSTS) déclarait : « Intervenir auprès de ces populations ne peut se concevoir et se réaliser sans penser leurs appartenances culturelles, familiales, religieuses, territoriales. Ceci vaut pour toutes les modalités du travail social, plus spécifiquement pour celles qui mettent l’accent sur le développement des capacités d’action collective d’une communauté ou d’un groupe d’appartenance et qui se veulent facteur de changement politique et social, dans une interaction permanente avec les professionnels concernés. C’est le sens du travail social communautaire qui contribue à favoriser l’engagement des personnes et des groupes dans une action collective, ce qui va plus loin que la seule démarche participative. » En 2012, dans le rapport du groupe de travail « Gouvernances des politiques de solidarité », Michel Dinet, alors président du conseil général (PS) de Meurthe-et-Moselle, et Michel Thierry, inspecteur général des affaires sociales, affirmaient : « Pour conjurer l’effritement du corps social, de nouvelles réponses sont à construire en conjuguant une solidarité de droit à garantir et une solidarité d’engagement à promouvoir. L’action sociale ne peut plus se contenter d’apporter des réponses spécifiques et sectorielles aux personnes fragilisées mais doit aussi favoriser la revitalisation éducative, relationnelle, civique du territoire dans lequel vivent les personnes. »

Quels outils sont à présent à la disposition des assistants de service social pour la promotion des personnes ? Sylvie Kowalczuk, elle-même assistante sociale et auteure d’Oser l’Isic. Pour un espace de liberté et de créativité, ne tarit pas d’éloges sur l’intervention sociale d’intérêt collectif. « C’est l’outil le plus efficace, le plus rapide pour réunir les conditions nécessaires pour que la personne existe. On y retrouve toutes les valeurs fondamentales qui sont le socle du travail social. L’Isic laisse place à l’expertise de la personne accompagnée, à un espace d’écoute, de verbalisation, de prise de conscience, c’est ça notre matière à travailler. »

Daniel Benlahcene et Guy Petta, deux membres du Conseil national des personnes accueillies ou accompagnées (CNPA) ont invité les assistants sociaux à recourir aux travailleurs pairs. « La pair-aidance est basée sur le diplôme qu’obtient quelqu’un qui passe cinq ans dans la rue, assis sur le trottoir à faire la manche ou qui passe deux ans à dormir dans sa voiture alors qu’il est encore en train de travailler parce que la paie ne suffit pas à régler les factures. Elle se base sur le vécu de la personne qui lui permet d’entrer en relation avec toutes les personnes qui ont suivi le même cursus dans la rue. Le travailleur pair peut se mettre au service d’un groupe d’assistants sociaux pour une approche plus facile et plus fusionnelle avec les personnes dans le besoin », explique Daniel Benlahcene. « Travaillez avec nous, associez-nous, servez-vous des gens qui sont passés par là », conclut Guy Petta.

Des moyens humains réduits

Les missions d’accompagnement social en polyvalence de secteur mobilisent environ 8 500 assistants de service social en équivalent temps plein (ETP), pour un coût d’environ 378 M€ (départements et CCAS-CCIAS). Rapportés aux 531 000 ETP de travailleurs sociaux salariés par des institutions publiques ou privées, cela représente 1,6 % des ETP. « La capacité d’accompagnement social de droit commun de notre pays repose sur une base de déploiement assez étroite. Selon une étude de l’Odas, le temps consacré à l’accompagnement correspond à un tiers du temps », précise Bénédicte Jacquey-Vazquez.

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