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“Le silence est une tentative de se protéger”

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Entre protection de l’enfance et gestion migratoire, où se situent les professionnels de l’évaluation des mineurs non accompagnés ? Noémie Paté, auteure d’une thèse remarquée sur cette question, s’est fait employer par France terre d’asile pendant un an au sein du dispositif de Créteil (Val-de-Marne).
Comment les professionnels de l’évaluation appréhendent-ils leur activité ?

Le dispositif d’évaluation est au croisement de deux forces contradictoires : la protection de l’enfance et les politiques migratoires. De plus en plus, les mesures prises relèvent de la seconde : circuit court pour les « manifestement majeurs », fichier national biométrique… L’accès à la protection des mineurs isolés se fait dans ce contexte de fortes tensions, avec une grande hétérogénéité de résultats d’un département à l’autre, voire d’un évaluateur à l’autre. Parmi ces derniers, je distingue trois profils. D’abord, les « sociaux » : des travailleurs sociaux venant du milieu associatif ont un profil d’éducateur… Ensuite, les « enquêteurs » : des jeunes qui sortent de master de géopolitique ou de sciences politiques. Les « sociaux » valorisent une écoute empathique, prennent leur temps dans les entretiens, là où les « enquêteurs » cherchent à comprendre les contextes géopolitiques des pays de départ et de transit, pour démontrer la plausibilité ou non du récit. Enfin, les « juridiques » : moins nombreux et issus de formations en droit, ils privilégient le modèle de l’interrogatoire, cherchant à piéger les jeunes sur des points techniques, des contradictions. Le taux de turn-over est très important.

Ces différences font-elles varier les critères d’évaluation ?

Il y a les données « objectivables » : la scolarité, surtout, permet de calculer l’âge par rapport aux classes. Le taux d’acceptation des jeunes non scolarisés est inférieur à celui des jeunes scolarisés. Ensuite, il y a ce que j’appelle la « légitimité comportementale, physique et nationale ». Elle est accordée au jeune tant qu’il reste dans une position de passivité, de soumission. Autre critère, le « mérite » : vouloir s’engager dans un projet professionnel, être motivé… De quoi pénaliser ceux qui n’ont pas intégré les standards de l’interaction institutionnelle. Les jeunes dotés d’un capital social, culturel et économique inférieur sont moins pris en charge. L’évaluateur peut également faire un choix sur le registre du pathos, en tenant compte des récits de souffrance. Par effet de genre, les filles sont quasiment toutes suivies par rapport aux garçons… Reste la légitimité narrative. La sincérité est jaugée à partir du modèle idéal, dans le travail social, de la parole libérée. La corrélation entre francophonie et taux d’acceptation est directe : les jeunes francophones mènent plus facilement une interaction fluide, les autres doivent passer par un interprète. Si les critères sont instables, leur valeur l’est aussi. Par exemple, le manque de crédibilité va être tantôt interprété comme un signe d’immaturité et de jeunesse, tantôt comme une tentative de mensonge.

Existe-t-il des quotas officieux, des formes de pression ?

Un substitut du procureur m’a expliqué que, sur son bureau, il avait à sa gauche les dossiers de demande, à sa droite les places disponibles dans les dispositifs de l’aide sociale à l’enfance (ASE). Il prenait ses décisions en fonction. Du côté des juges des enfants, les informations que j’ai recueillies indiquent qu’il y a des pressions. Certains, positionnés en faveur de l’accueil, m’ont dit : « Moi, j’ai ces pratiques-là, en sachant que je ne ferai jamais carrière. Je prends ma retraite bientôt. » Tout cela n’a pas un caractère démonstratif. Mais il y a un contexte. Le dispositif de Créteil avait un taux d’acceptation de près de 90 % les premiers mois. A un moment donné, les responsables de l’ASE et de la cellule départementale de recueillement des informations préoccupantes sont venus. J’ai assisté à des réunions où ils nous ont dit clairement : « S’ils sont tous majeurs, ça va poser problème. » Il n’y a rien d’écrit, bien sûr… Le département ouvre un marché parce que l’activité d’évaluation est sous sa compétence, et c’est ce financeur qui affirme : « Ça ne va pas être possible. » Les responsables de France terre d’asile ont relayé : « Il va falloir être plus sévère dans vos évaluations… »

Dans ce contexte, qu’en est-il de l’éthique des professionnels ?

Les travailleurs sociaux développent des stratégies de contournement afin de rendre supportable leur activité. D’abord, la désobéissance : nous n’en parlons pas mais elle existe. Certains vont cacher des jeunes dans les hôtels pendant leurs recours, s’organiser pour faire des pique-niques clandestins, se mobiliser en équipes pour renforcer un dossier, jusqu’à en modifier des éléments biographiques… Ceci étant, les évaluateurs sont à la fois dans l’urgence et dans un travail à la chaîne, avec une lassitude qui s’installe. Ce paradoxe dans la temporalité de leur activité a pour conséquence une forme d’émoussement affectif. Progressivement, un évaluateur sera de plus en plus sévère. De par cette anesthésie des émotions, des professionnels à l’origine favorables à la libre circulation en arrivent à des pratiques très restrictives. Certains sont en souffrance. Ils ont le sentiment de n’avoir aucun outil solide pour faire un travail de qualité. L’immersion m’a permis de toucher à ce malaise extrêmement fort. L’évaluation est une activité dévalorisée, autour de laquelle il y a nombre de préjugés, d’accusations… Pour un travailleur social, faire face à tout cela engendre un sentiment d’impuissance.

Quel est l’impact sur les mineurs isolés eux-mêmes ?

Ces jeunes, arrivant au terme d’une trajectoire migratoire définie par la violence, doivent anticiper des attentes implicites, des injonctions paradoxales. Devoir absolument entrer dans la catégorie étroite de ce qui est attendu d’eux a pour conséquence une forme d’éclatement identitaire. Prenons l’exemple de Youssouf : il a été déclaré mineur en Bulgarie, majeur à Paris, mineur à Créteil, puis majeur par une expertise médicale et finalement reconnu mineur par un juge des enfants en recours. L’écroulement identitaire se traduit par une forme d’écroulement narratif. Mylène, Sénégalaise de 16 ans, m’a expliqué que « plusieurs mensonges ont été dits » par son entourage afin de « correspondre le plus possible aux attentes de la France ». Elle a dû apprendre à présenter une réalité déformée. Cette jeune fille dessine très bien, je l’ai invitée à faire son portrait. Elle a représenté un visage à trois têtes, portant un grand nombre de vases. J’y vois une représentation graphique de cet ébranlement identitaire. Dans un tel contexte de soupçon, de critères d’évaluation instables dont la valeur elle-même est instable, le silence, la dissimulation ou la transformation d’informations – qui leur sont systématiquement reprochés – sont moins le signe d’une instrumentalisation ou d’un mensonge qu’une tentative de la part de ces jeunes de se protéger, en protégeant certains fragments de leur histoire.

Maître de conférences

Maître de conférences en sociologie des migrations à l’Institut catholique de Paris, docteure de l’Institut des sciences sociales du politique, chercheuse associée au laboratoire Migrinter (université de Poitiers), Noémie Paté a reçu le prix du Défenseur des droits pour sa thèse « L’accès – ou le non accès – à la protection des mineur.e.s isolé.e.s en situation de migration ».

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