Depuis bientôt une heure, dans le vaste manège couvert d’Equiphoria, à La Canourgue, en Lozère, le petit Tom, juché sur le dos d’une jument camarguaise, une bombe sur la tête, tourne sur la piste de sable. Le jeune garçon de 9 ans et demi, originaire de la région parisienne, est atteint d’encéphalopathie avec syndrome pyramidal, une maladie neurologique grave(1) qui le prive de sa tonicité. Habituellement maintenu dans un fauteuil-coquille, il est aussi sujet à une stéréotypie des bras (mouvements aléatoires), qui semble moins présente quand il est sur le cheval. Ce matin, il réussit à se tenir droit et il sourit. En tee-shirt orange siglé « Equiphoria », Céline Rochefort, spécialiste équine, Inès Gaillard, psychomotricienne, et Sylvie Della Silva, psychologue, marchent à ses côtés, à l’écoute de toutes ses réactions. « Dans son fauteuil, il nous regarde d’en bas. Ici, il est grand, il voit le monde de haut. Symboliquement, c’est très fort pour aller de l’avant », indique Matthieu Fèvre, pédopsychiatre, qui intervient au centre depuis le printemps dernier.
Arrivé il y a trois jours, l’enfant va poursuivre avec une séance quotidienne pendant une semaine. « En temps normal, il se perd et a du mal à contrôler ses mouvements. Là, il se concentre », constate Céline Colin, sa mère, qui l’observe depuis une salle aménagée à l’étage. Elle-même se détend petit à petit : « C’est la troisième session et on le sent content d’être ici, impatient d’approcher l’équipe et le cheval ; on voit déjà un bénéfice sur son tonus et son humeur. » Les parents ont tenté plusieurs pistes pour aider Tom, notamment à l’étranger, ayant trouvé en France très peu de solutions adaptées à sa situation particulière. D’ordinaire, leur fils passe trois jours par semaine dans un institut médico-éducatif (IME) à Paris. Mais les neurologues et pédiatres ne lui ont jamais proposé que les chemins classiques. « Ils ne comprennent même pas que j’aille chercher des alternatives ailleurs », regrette la maman. Or, avec une heure de kiné hebdomadaire et une heure d’orthophonie tous les quinze jours, les bénéfices sont peu marqués d’une séance à l’autre. « Elles sont trop espacées dans le temps et il oublie, alors qu’en venant ici tous les matins, la répétition l’aide à assimiler les choses », souligne Céline Collin. Comme ils n’ont pas de remboursement pour ce type de « stage », les parents de Tom ont créé l’association Un pour tous, tous pour Tom.
A l’instar de France et Thierry Lemaire, mère et beau-père de Lisa, jeune femme de 20 ans atteinte d’une infirmité motrice cérébrale (IMC), en chaise roulante. Elle est venue de la Somme pour une prise en charge d’une semaine à Equiphoria. Après une première séance un peu tendue, elle corrige déjà assez naturellement sa position sur le cheval et la spasticité de ses membres inférieurs (contractions musculaires incontrôlées) s’améliore. « L’équipe sur place est très complète, très pro, précise le beau-père. Les pistes qu’ils explorent sont inhabituelles et manifestement très efficaces sur Lisa, qui retrouve un peu le fonctionnement de son corps. » Par exemple, pour chaque patient accompagné, le cheval qui le porte est choisi sur-mesure – telle Soria, la jument calme et « bonne copine » qui porte Tom, ou Dalton, qui porte Lisa.
Isolé sur une colline entourée de prés et de bois, l’institut innovant promeut l’hippothérapie, une thérapie non médicamenteuse dans laquelle le cheval travaille en équipe avec des spécialistes. Véritable fédérateur d’énergies, l’animal déclenche chez l’utilisateur des réflexes à partir desquels les professionnels envisagent leur accompagnement psychique et physique. « L’hippothérapie part du mouvement de l’animal, qui va réveiller des choses très archaïques, stimuler le circuit neuronal du patient, pour déceler son potentiel, travailler dessus », résume Hélène Viruega. Cofondatrice d’Equiphoria avec son mari Eric Bogros, ancien financier, la cavalière tient à faire la distinction avec l’équithérapie, qui emploie le cheval comme outil de médiation pour des soins essentiellement psychiques. Ici, la relation avec l’animal n’est pas le premier élément travaillé. « La plupart des patients accueillis n’en ont pas la possibilité. Ils sont souvent en situation de lourds handicaps, enfermés dans leur monde. Il faut d’abord les recentrer », explique Hélène Viruega, qui rêvait enfant d’être médecin et qui a ramené sa méthode des Etats-Unis, où elle a vécu dix ans.
Proche de la marche humaine, le mouvement du cheval stimule de la même façon les circuits neuronaux du patient. Il permet de travailler sur la posture, le tonus, l’équilibre, la perception du schéma corporel, la motricité, mais aussi sur les émotions, la confiance en soi et d’autres aspects psychiques ou psychocorporels. Soit une approche « holistique » (globale) de la personne. « Les chevaux, ayant longtemps été des proies, sont hypersensibles, ont des radars sur tout le corps », indique Hélène Viruega. Ils peuvent capter les états émotionnels des patients et transmettre des tas d’informations aux professionnels. Ceux-ci, en séance, marchent à pied à côté du cheval, en totale synergie. Ils doivent parvenir à décoder ce qui est mis en exergue par l’animal, pour faire ensuite des propositions thérapeutiques, qui pourront être appliquées sans le cheval une fois la personne rentrée à l’institution ou à la maison.
Près de 150 enfants et adultes sont accueillis chaque année à Equiphoria. La plupart sont polyhandicapés, infirmes moteurs cérébraux, atteints de séquelles d’un accident vasculaire cérébral ou de traumatisme crânien, mais certains sont atteints de maladies rares et graves, inadaptés sociaux, accidentés de la route ou de la vie… Pour chacun d’eux, un protocole est établi sur-mesure avec les soignants, tous diplômés d’Etat (médecin rééducateur, psychologue, psychomotricienne, kinésithérapeute, ergothérapeute, professionnels du médico-social et du milieu équin). Ceux-ci travaillent en connexion, dans une approche globale des patients, qu’ils connaissent tous. Les programmes, personnalisés, peuvent durer d’une semaine ou deux à plusieurs mois. « Il y a une pluridisciplinarité très complète que l’on ne trouve nulle part ailleurs. Le bénéficiaire ne peut pas utiliser ses mécanismes de défense habituels. Le cheval l’amène directement là où il doit travailler. Ça accélère les résultats », assure Sylvie Della Selva, en poste depuis le printemps dernier.
La maison d’accueil spécialisée (MAS) de Civergols, à Saint-Chély-d’Apcher, en Lozère, héberge une majorité de déficients moteurs (60 personnes en fauteuil roulant sur 62). Et chaque année, depuis sept ans, elle adresse plusieurs de ses résidents à l’institut. « Ils n’y vont pas juste pour une balade ou pour brosser un poney », affirme Dominique Sirvain, chef de service de l’établissement, que cette proposition de prise en charge peu connue a beaucoup interrogé au début : « C’est un soin complémentaire qui engage un gros travail thérapeutique avec des objectifs propres à chacun et des évaluations. » Les résidents sont choisis en fonction de leur pathologie par l’équipe, qui a réfléchi auparavant en réunion pluridisciplinaire, avec médecin et psychologue, aux bienfaits qu’ils pourront tirer des séances hebdomadaires d’hippothérapie. « Les bilans que nous envoie Equiphoria toutes les dix séances sont très importants pour le travail que nous faisons en retour à la MAS », observe le chef de service. Et d’ajouter : « On voit des résidents mis en confiance qui évoluent, deviennent moins passifs, s’ouvrent au monde et développent leur expression. »
Cette approche pluridisciplinaire a convaincu Vincent Lavoine, chef de service à la MAS d’Entraygues (association Le Clos du nid, en Lozère) : « Cette structure spécialisée, très bien équipée, peut installer sur un cheval une personne complètement paralysée. » La plupart de ses résidents sont en situation de handicaps psychiques ou de troubles du spectre autistique avec déficience intellectuelle sévère. La moyenne d’âge est de 54 ans, avec une population vieillissante qui perd la faculté de marcher, la tonicité du tronc… La MAS utilise le dispositif en particulier pour les problèmes moteurs. Max, atteint de trisomie 21 et dont le handicap moteur s’est aggravé avec l’âge, n’avait plus aucune activité. « Ses séances avec Equiphoria le rendent heureux. Je n’aurais jamais cru pouvoir faire tenir sur un cheval des personnes aussi lourdement atteintes », indique Vincent Lavoine, qui constate les changements au fil des séances. Efficace, l’accompagnement peut durer parfois très longtemps. Comme pour Pascal, par exemple, autre résident âgé de la MAS, à qui il a fallu des mois avant de mettre une bombe sur la tête et de monter sur un cheval.
Vincent Lavoine n’a pas eu de problème pour trouver les volontaires qui accompagnent quatre résidents, une fois par semaine. De plus, l’activité entre dans la prise en charge de l’institution, qui paie avec des financements mixtes de l’agence régionale de santé (ARS), de la sécurité sociale et du conseil départemental lozérien. « Ça coûte assez cher, c’est chronophage et il faut parfois bousculer une organisation très structurée, ce n’est pas toujours simple », reconnaît le chef de service. Ses moniteurs aides médico-psychologiques (AMP) ont suivi une formation d’une journée que le centre dispense à tous les encadrants et accompagnants, professionnels médico-sociaux compris, qui participent aux séances. Ils ne sont surtout pas de simples accompagnants qui déposent leurs protégés et repartent. « Etre formés leur permet d’être plus près du cheval et de comprendre exactement ce qui est fait dans le centre », précise Vincent Lavoine. C’est exactement le propos d’Hélène Viruega : « Ma problématique avec le secteur médico-social est d’avoir des gens très investis sur le programme. Dans ce cas, les résultats peuvent être spectaculaires. »
D’autant que les 12 chevaux qui vivent sur le domaine et dont le travail est réservé aux séances de thérapie ont eux-mêmes été choisis avec un soin extrême par la maîtresse des lieux. Ils sont plutôt grands (1,45 m à 1,5 m au garrot), viennent du monde entier, chacun avec une expertise différente et une sensibilité intacte. Olga, la maternante, qui reste calme et docile malgré les gestes brusques ; Navarro, le patron recadrant ; Zipper, l’hypersensible attentif, dédié aux séances de psychothérapie ; Ursula, la sophrologue ; Sumatra, capable d’accueillir l’agressivité et de mettre en confiance ; ou encore l’affectueuse Paloma, qui ne craint pas la proximité d’un fauteuil… « Ils doivent être sains, avec une force vitale intacte, pour pouvoir apporter ce qu’on leur demande », exige Hélène Viruega. La cavalière les rencontre, puis les teste elle-même pendant deux mois à La Canourgue. Ceux qu’elle sélectionne sont formés au minimum six mois avant de commencer à travailler sur le handicap. Ils deviennent opérationnels un an après leur arrivée à l’institut.
L’autre challenge d’Equiphoria, qui surprend lorsqu’on vient dans ce centre, c’est son aspect médical. Cette structure atypique entièrement dédiée au soin s’est dotée de tous les points de repère qu’un médecin peut reconnaître immédiatement quand il entre dans une clinique : le protocole d’admission, l’étude des dossiers par le médecin rééducateur et le pédopsychiatre, des méthodes d’évaluation reconnues internationalement, les débriefings, les réunions, les bilans, les normes de sécurité et d’hygiène… « La différence avec une clinique, c’est que l’on y a ajouté le cheval, plaisante Hélène Viruega. Il faut cette organisation pour que les médecins, surtout s’ils ne sont pas cavaliers, adhèrent au projet. » Les séances sont toutes enregistrées, avec les réactions et effets du programme, pour constituer une banque de données destinée à des programmes de recherche et à des publications scientifiques. A cette intention, Equiphoria s’est fait construire un cheval-robot unique en son genre. Baptisée Tess (Therapeutic Equine Simulator System), la bête mécanique sur laquelle s’échauffent tous les patients avant une séance reproduit les mouvements propres aux cinq chevaux porteurs du centre. Elle est remplie de capteurs qui enregistrent tout : la tonicité, les contractions musculaires, les points d’appui… L’objectif est que le patient fasse ensuite des exercices pour améliorer le tonus, l’équilibre, le centre de gravité, les transferts liés aux changements de rythme…
Le centre collabore avec des hôpitaux, des centres de recherche. Il a inclus dans son dispositif un laboratoire de neurosciences de Montpellier dont le spécialiste Manuel Gaviria est le directeur scientifique d’Equiphoria. « Je travaille ici pour montrer que ça marche. On voit des progrès parfois spectaculaires très intéressants sur la motricité, plus adaptée, ou des problèmes cognitifs, moins sévères », confirme ce spécialiste en réadaptation fonctionnelle et neurologique. Un des buts du centre est, en effet, d’apporter les preuves formelles des bienfaits de ses programmes sur des maladies neurologiques ou neuropsychologiques. Plusieurs protocoles de recherche ont été initiés, dont l’un vient de faire l’objet d’une publication. Ils pourraient montrer que l’hippothérapie produit des résultats au moins équivalents à ceux des thérapies conventionnelles comme la kinésithérapie, l’ergothérapie ou la psychomotricité. Désormais, des médecins prescrivent des séances et, si elles ne sont pas remboursées par la sécurité sociale, quelques mutuelles ou assurances peuvent prendre le relais. Le centre a aussi un partenariat avec les MAS qui paient un forfait annuel, bilans compris, et avec les maisons départementales des personnes handicapées (MDPH). « Certains départements prennent tout en charge », affirme Eric Bogros. Les soins proposés à Equiphoria, avec des chevaux comme support, semblent convaincre : sept ans après sa création, le centre lozérien affiche complet. Deux autres instituts vont ouvrir, à Lyon et à Rennes.
Un protocole hippothérapeutique individualisé peut-être proposé aux femmes ayant un cancer du sein. Le cheval est choisi avec l’équipe selon le besoin de chacune. « Cette approche pointue permet de faire un travail sur l’estime de soi, la fatigue, les troubles cognitifs qui peuvent survenir après une chimiothérapie, les symptômes anxieux ou dépressifs et les troubles liés à la chirurgie de reconstruction tels que la mobilité des bras », indique Corinne Galy. Cette médecin généraliste très impliquée au Montpellier Institut du sein s’occupe de recruter les 90 patientes volontaires qui vont se succéder à Equiphoria, par groupe de deux ou trois, pour une étude clinique en cours depuis février 2017 jusqu’à 2021. Actuellement, 24 patientes sont suivies dans ce cadre, la session durant quatre semaines réparties sur six mois. « On remobilise la vitalité, la confiance, l’énergie, les projets, la mémoire et la concentration, ce n’est pas un soin de support de plus. Les résultats, informels pour l’instant, sont extrêmement positifs », confie le médecin. A suivre.
Parmi les études cliniques menées dans le laboratoire de recherches en neurosciences d’Equiphoria, une a concerné les effets de l’hippothérapie sur des personnes atteintes de déficiences sensorimotrices liées à une paralysie cérébrale. Un protocole expérimental a été mis en place sur cinq patients, masculins et féminins, âgés de 5 à 25 ans. Tous présentaient une altération modérée à sévère du tonus musculaire associée à une déficience de l’équilibre postural et des difficultés à se tenir debout et à marcher. Dix minutes quotidiennes sur le simulateur (Tess) leur étaient proposées, suivies de vingt minutes d’hippothérapie par sessions de cinq jours à une semaine d’intervalle. Le programme, intégré au cours d’une prise en charge de 14 à 16 semaines, a fait apparaître une amélioration à court et à moyen terme de l’équilibre postural. Les résultats ont été publiés fin septembre dans la revue Brain Sciences.
(1) Syndrome ST3 GAL5.