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« Assumer et trouver des solutions à la quadrature du cercle »

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Des professionnels du secteur social et médico-social sont tenus à un devoir de réserve. Il est ainsi difficile pour eux de s’exprimer librement. Certains d’entre eux ont demandé à la rédaction en chef de publier une tribune satirique. La voici.

« Quand je préparais l’ENA et que je potassais les questions sociales, j’avais récupéré une fiche sur l’art d’amadouer les vindictes populaires. Les bruits de couloirs laissaient en effet entendre qu’il y avait toujours une question, en fin d’oral, sur tel ou tel conflit social du moment posée sur un ton malicieux (membre du jury dit “indépendant”) ou sur un ton convenu (membre du jury issu de la haute administration).

Les solutions préconisées par nos professeurs d’alors comportaient pourtant des recettes éprouvées par des générations d’administrateurs et consistaient en :

• un saupoudrage de mesurettes économiques financées à crédit par l’Etat ;

• des mesures qui tombent sous le “bon sens”, avec au milieu une règle technique inintelligible pour égarer ses interlocuteurs sur la réalité du dispositif proposé ;

• l’annonce d’un grand raout destiné à mettre à plat toutes les difficultés des acteurs de terrain car les difficultés d’en bas ne sont jamais perceptibles d’en haut, bref du Grenelle en bas de la tour d’ivoire ;

• une fermeté affichée de l’Etat envers son administration centrale qui ne ferait que bloquer les réformes et qui ne peut être combattue que par une réforme d’ampleur (manque de pot, elle a été faite cet été) ;

• une intransigeance sur l’ordre public insistant sur le rôle fondamental des syndicats dans le dialogue social, histoire de passer la brosse à reluire (sauf que les syndicats français ont une représentativité très relative et puis grâce à mes ordonnances, le dialogue social s’est réduit comme peau de chagrin) ;

• et surtout, il ne faut jamais oublier d’opérer une diversion qui devra intervenir dans les quelques jours qui suivent afin que les médias passent à autre chose.

Evidemment, je n’imaginais pas une seule seconde que la mise en œuvre de mon programme serait un long fleuve tranquille, mais, au regard de la configuration politique du moment, j’espérais un relatif consensus en ma faveur du fait de l’atonie marquée des grands partis sonnés depuis mon triomphe de 2017.

Après le droit du travail, la réforme de la justice, celle de la fonction publique, de la SNCF, l’acte I de la réforme de la fiscalité locale, de l’immigration, mon équipe avait visé juste en voulant mettre fin aux injustices de notre système de retraite.

Un système universel, simple (sinon simpliste) afin que tous comprennent ce qui leur adviendra le jour de leur départ en retraite ne pourrait qu’être bénéfique à tous. Mais l’idée sous-jacente était bien que dans le passage des anciennes aux nouvelles règles, les modalités de transfert soient totalement incompréhensibles pour le commun des mortels. Cela permettait de renvoyer à plus tard la question du montant des retraites et mon successeur – peu importe qui, en réalité, mais un autre que moi – gérera l’intendance. J’avais pourtant bien appris par cœur ma fiche sur l’art de renvoyer au contribuable suivant la facture.

« Les mesurettes, cela ne passe pas »

Tel un Machiavel dont le talent n’aurait d’égal que la perfidie, la diversion se construisait toute seule, affublée d’un gilet jaune au goût vestimentaire douteux. Sauf que ce qui aurait pu être une simple diversion s’est vite révélé être un mouvement profond d’exaspération. Pourtant je n’y suis pour rien ! Ce sont mes prédécesseurs qui en sont la source (visiblement, la même fiche a été partagée, pourquoi ils ont tous préparé l’ENA ?) et, moi, je dois assumer.

Sauf que les mesurettes, cela ne passe pas (ou plus, à croire que les réseaux sociaux permettent aux gens de discuter), la volonté de réformer les retraites cache mal l’absence de financement…

Le pouvoir d’achat est en berne et cet instant présent brouille les débats sur la rente des seniors (la fin du monde ou la fin du mois… combien de fois on me l’a faite, celle-là ?).

Bon, le roi (enfin, la République, c’est pareil) est nu. Je ne sais pas comment financer les marques que je laisserai dans l’Histoire. Certes, on ne compensera plus des dépenses mises à la charge d’autres (les départements dans le domaine social avec un reste à charge exponentiel), on puisera dans les fonds de réserves et autres bas de laine de caisses de retraite (merci aux avocats pour leur milliard, ô combien utile !). Et pour la prise en charge du handicap ou de la vieillesse, on utilisera la bonne vieille méthode du financement par le privé (et donc par les personnes concernées ou… surtout par leurs familles). Parce que la création d’impôts nouveaux (même masqués comme une prolongation sine die de la contribution pour le remboursement de la dette sociale) n’est plus vraiment dans l’air du temps.

Nota bene : Il faudrait penser à transformer les aidants en professionnels du maintien à domicile, cela fera toujours quelques économies, et puis on peut glorifier l’étiquette ; ce n’est pas cher et les professeurs des écoles avaient bien aimé leur titre nouveau, un peu moins leurs nouveaux revenus.

« Saturer l’espace »

L’avantage de cette méthode est qu’elle permet de reporter à plus tard certaines contraintes et donc de multiplier les fronts médiatiques et politiques. Du “en même temps” – qui implique de se limiter à quelques réformes concomitantes –, on bascule à la méthode du bulldozer et de l’omniprésidence, ce qui permet de passer sous un silence relatif les échecs qui seront alors noyés devant la masse des projets.

Puisqu’il faut saturer l’espace, autant essayer de faire passer des réformes douloureuses qui devront être ensuite corrigées, car vitesse et précipitation se confondent parfois en politique.

La création d’un “cinquième risque”, au titre de la dépendance, est un serpent de mer qui a été porté ou combattu par plusieurs de mes prédécesseurs. La “grande loi” (peut-être la quinzième de mon quinquennat au final) qui devrait être présentée d’ici peu au conseil des ministres devrait passer sans encombre sous les radars médiatiques, les esprits chagrins demeurant focalisés sur les retraites et sur le pouvoir d’achat. (Par contre, il ne faut surtout pas reprendre le rapport “Laroque”, même s’il évoque de bonnes idées, ce n’est pas “ENA compliant” depuis 1963, c’est tabou et trop disruptif et puis mes banquiers d’affaires préférés y sont allergiques).

Mais à force de commander des rapports, des études, de vouloir ensuite les transformer en réforme, il y a un risque à assumer : soit les textes s’inscriront dans la durée et j’apparaîtrai comme un modernisateur historique, soit ils resteront à noircir quelques rayons supplémentaires du Journal officiel, à l’image d’un nombre incommensurable de réformes passées.

En réalité, j’ai de quoi être inquiet. Le “grand débat” n’a pas vraiment servi d’épouvantail pour les élections européennes et… les municipales approchent.

J’ai promis de ne pas baisser pavillon devant l’ampleur de la tâche et de maintenir le rythme des réformes sans augmenter les impôts. Pris au piège de mes options politiques, j’encours le risque de la cacophonie, de l’illisibilité et de la paralysie.

Seule parade reconnue comme efficace : sortir une crise internationale de son chapeau. Sauf qu’entre Trump – et son numéro de cow-boy solitaire gendarme du Monde – et le Brexit – sorte de mauvais remake par Shakespeare d’une tragédie grecque en 35 actes –, la France a une tendance à être inaudible. Le terrorisme est une affaire trop sérieuse pour servir de leurre et Brigitte, aussi douée qu’elle puisse l’être, ne peut à elle seule donner le change.

J’ai bien tenté de reparler immigration et signes religieux, mais la ficelle est grosse (un peu trop, semble-t-il, même si le soufflé monte doucement).

Il faut dire que le climat social est délétère et que, suite aux “gilets jaunes”, les marges budgétaires qui étaient faibles sont nulles et la volonté d’en découdre des troisièmes de cordée est présente.

Bref, comment financer tout cela sur fond de grogne sociale généralisée ? Les cheminots sont à ce point tendus que le moindre incident pourrait avoir des conséquences dramatiques (et il ne s’agit pas ici d’un hypothétique droit de retrait mal interprété) ; les hôpitaux sont en train de basculer dans un régime de grève permanente avec le spectre de la réquisition préfectorale du personnel médical ; la baisse des aides sociales ne peut plus se faire directement (le coup des APL remboursées par les offices HLM ne peut être qu’un fusil à un coup) et le “peuple” souffre (enfin, pas tous…). Tout ce petit monde constatant les profits importants de certains groupes privés qui n’hésitent pas à tirer profit des privatisations au détriment de l’Etat.

Et puis, avec le référendum ADP (que je vais gagner, mais combien de temps ce cirque va-t-il durer avec les médias ?), le risque est de voir d’autres thèmes plus mobilisateurs soumis à votation. Quid des retraites ? Quid de la dépendance ? Quid des aides sociales ? Si on doit faire un référendum sur chacun de ces sujets, j’ai intérêt à garder une fiche des horaires TER vers Le Touquet.

Finalement, l’époque du septennat avait du bon. Le Président présidait ; le Premier ministre gouvernait et pouvait être changé en tant que de besoin. Là, il faut assumer et trouver des solutions à la quadrature du cercle. A mieux y réfléchir, seules les réformes des retraites et de la dépendance pourraient s’appliquer à mon cas (il n’y a pas de mal à penser à soi de temps en temps), peut-être qu’il faudrait essayer de faire quelque chose de bien… »

Tribune satirique

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