Un des principaux points est la transformation de l’expérience de séparation. Avant, quand les enfants partaient en vacances chez leurs grands-parents ou en colonie, parents et enfants vivaient le manque des uns et des autres. La coupure était nette et concrète. Aujourd’hui, l’éloignement est régi par le téléphone portable. Pour éprouver pleinement une épreuve de séparation, il faut désormais que la famille résiste aux appels, aux textos et aux mails, voire qu’elle se déconnecte. Mais il n’y a pas que des aspects problématiques. Un des avantages du portable est de créer de nouveaux espaces de communication. Il procure aux adolescents une occasion de signifier clairement à leurs parents qu’ils n’ont pas envie d’être en leur présence. Dans certains cas, également, parents et enfants arrivent à se dire des choses dont ils n’osent pas parler en face à face. Une maman m’a raconté que, paradoxalement, c’est par texto qu’elle échange le mieux avec sa fille quand celle-ci est sur le chemin de l’école, alors que, lorsqu’elles sont ensemble, elles ne discutent pas forcément. Les outils numériques engendrent vraiment une nouvelle façon de communiquer. Mais il serait simpliste de les considérer comme une entrave à la vie familiale. Ils éloignent parfois les membres de la famille quand ils sont réunis sous le même toit et les rapprochent lorsqu’ils sont séparés. Le problème, selon moi, n’est pas tant la relation aux parents que la capacité des enfants à pouvoir s’immerger dans un nouvel environnement et à devenir autonomes plutôt qu’à se replier sur une relation sécurisante.
L’achat d’un téléphone portable aux enfants est devenu le symbole par excellence du désir des parents de les protéger en permanence. L’appareil se révèle une solution apaisante pour les rassurer, même s’ils savent bien qu’ils donnent ainsi une plus grande liberté à leurs enfants pour fréquenter Internet et communiquer avec leurs amis. Mais cela peut générer un sentiment d’insécurité chez les jeunes générations pour qui l’extérieur devient synonyme de danger. De plus, les parents concluent la plupart du temps un pacte de connexion avec leurs enfants : « Tu m’appelles quand tu arrives à l’école ou chez ton ami, quand tu pars… » Or il suffit d’un appel manqué, d’une batterie déchargée ou d’un texto resté sans réponse pour générer de l’anxiété. Les écrans induisent aussi une surveillance parentale légitime, et la frontière est parfois poreuse avec ce qui relève du contrôle. Une jeune de 16 ans m’a dit avoir été privée de sortie pendant six mois après que sa mère a lu quelques-uns de ses textos et découvert sa consommation occasionnelle d’alcool. Maintenant, elle efface ses messages. Impossible d’échapper au regard des parents, sinon armé de ces écrans qui, à la fois, maintiennent le lien et favorisent l’intrusion.
La force d’attraction des outils numériques et la richesse des activités qu’ils proposent n’expliquent pas à elles seules l’engouement que lesdits outils provoquent. Ils offrent aussi des alternatives à l’ennui. En d’autres termes, la norme de la connexion va de pair avec la norme de l’occupationnel. Les parents déclarent ne pas vouloir que leurs enfants soient sur les écrans mais leur problème est de leur trouver quelque chose à faire. C’est à resituer dans un contexte socioculturel plus large où tout le monde est invité à utiliser au mieux son temps et où l’ennui est généralement considéré comme une perte de temps. La société condamne l’oisiveté. Les enfants sont élevés dans l’idée que l’inactivité est quelque chose d’indésirable. Beaucoup de jeunes préfèrent faire quelque chose en se connectant plutôt que « rien », d’autant qu’ils n’ont parfois rien à faire chez eux. Certains se connectent par défaut et comblent ainsi la peur du vide. Par ailleurs, l’hyperconnexion n’est pas une particularité des adolescents, elle concerne tout le monde et donc leurs parents. Ce sont eux-mêmes qui leur ont acheté leur première tablette quand ils étaient petits et leur premier smartphone plus tard.
Pendant longtemps, la chambre a été un espace fermé sur lui-même, le territoire personnel des adolescents en quête d’intimité. Aujourd’hui, elle est devenue aussi un espace connecté. En ce sens, elle est plus que jamais un espace hybride, c’est-à-dire un endroit que les adolescents veulent privé mais qui n’est plus délimité exactement par des frontières physiques. La facilité avec laquelle ils peuvent communiquer avec l’extérieur et, éventuellement, « faire voir » l’intérieur par le biais d’une vidéo modifie les limites de cet espace intime, qui devient, à l’occasion, un espace de socialisation numérique ouvert sur le monde. Si les jeunes devaient autrefois faire un effort pour aller vers les autres, il leur faut aujourd’hui faire un effort pour se retrouver enfin seuls. Y compris la nuit, où les conversations sur les réseaux sociaux, les jeux en ligne… se faufilent jusqu’à eux dans le silence et où ils ont parfois le sentiment de se désynchroniser ainsi des rythmes imposés par les parents.
Il ne suffit pas d’apprendre aux jeunes à moins consommer d’écrans, il faut leur apprendre à vivre à l’extérieur du périmètre rassurant de la connexion, à se déconnecter provisoirement et partiellement. L’idée n’est pas de proscrire les smartphones et de devenir technophobe, mais d’instaurer des rituels de déconnexion consistant à organiser des moments et des espaces de respiration. Certains parents le font déjà : ils interdisent les portables pendant les repas, refusent la présence des écrans dans une pièce choisie de la maison, se contentent d’un seul appareil connecté pour toute la famille durant les vacances… Cette parenthèse permet aux enfants et adolescents de réaliser les bienfaits d’un moment passé sans être connectés, mais surtout de comprendre qu’il est possible et agréable de vivre de telles expériences. Cela peut permettre de réajuster la norme : il ne s’agit plus d’être joignable en permanence mais de savoir alterner les moments de connexion et de déconnexion. Ceux qui réussissent à le faire déclarent s’adonner davantage à des activités sportives ou culturelles et créatives, réapprennent à perdre du temps, à rêver, à être ici et maintenant… L’idéal serait d’arriver à se dire : « On se connecte parce que cela a du sens. » Certains jeunes tout comme certains cadres supérieurs commencent à prendre de la distance par rapport à l’hyperconnexion. Mais pour que ces initiatives deviennent des habitudes, il faut agir dès le plus jeune âge, et la première règle à respecter est que c’est aux parents de montrer l’exemple.
Maître de conférences en sociologie à l’université de Pau et des pays de l’Adour, membre du laboratoire Passages (UMR CNRS-5319), Jocelyn Lachance est l’auteur de La famille connectée. De la surveillance parentale à la déconnexion (éd. érès).