Alors que les dernières lueurs du jour s’attardent sur Nantes, Maïwenn Henriquet, responsable de Paloma – la seule association nantaise à proposer des maraudes pour aller vers les travailleurs et travailleuses du sexe (TDS)(1) de rue –, s’affaire aux derniers préparatifs de la camionnette Funembus dans laquelle elle va passer une partie de la nuit. Bien que le look du véhicule détonne, avec son parapluie rouge géant et son inscription en lettres majuscules « Stop aux lois qui rendent malade » plaquée à l’arrière, personne, dans cette rue animée, ne semble s’en étonner. Il faut attendre que la nuit soit installée pour que le camion se mette en branle. Direction l’ouest de la ville. « Les tournées ont lieu le jeudi et le vendredi, avec un trajet propre à chaque soir de la semaine. Nous ne rentrons pas chez nous tant que nous n’avons pas bouclé le parcours prévu », indique la jeune femme, infirmière de formation.
Après avoir roulé une quinzaine de minutes, le véhicule fait un premier arrêt en bord de Loire, au pied d’un Navibus qui, la journée, transporte les touristes en direction d’un joli village de pêcheurs. De nuit, l’endroit est déserté, à peine éclairé. Guettant l’arrivée du Funembus, deux femmes d’une vingtaine d’années surgissent d’entre les voitures et s’installent sur les banquettes en simili cuir du « salon » aménagé à l’arrière du camion. Becky, 25 ans, Nigériane, va directement se servir un verre d’eau, pendant que Joy, 29 ans, ouvre le placard où se trouvent les préservatifs et les gels lubrifiants, dont elle glisse une grosse poignée dans son sac. Pendant ce temps, la bénévole qui accompagne Maïwenn Henriquet ce soir-là commence à discuter avec les jeunes femmes. Tout au long de la conversation, le duo de Paloma prête une oreille attentive à ses invitées et discute réduction des risques ou actualités, sans jamais entrer dans les histoires de la loi de la rue. Sur les quelque 380 personnes que compte la file active nantaise, une quarantaine de femmes et d’hommes viennent régulièrement trouver un peu de réconfort dans le camion de Paloma. A force de les côtoyer, la coordinatrice les connaît toutes et tous. Ce soir-là, toutefois, une nouvelle tête s’invite parmi les habitués. D’abord méfiante, la (très) jeune femme d’origine africaine accepte timidement de prendre le sifflet offert et le bout de papier que l’intervenante santé lui tend, à présenter aux médecins urgentistes du centre hospitalier en cas d’accident de préservatif, puis elle va reprendre sa place dans la rue.
En Loire-Atlantique, 99 % des TDS qui exercent dans la rue sont migrants et en situation irrégulière, pour la plupart d’origine nigériane (82 %), les autres étant roumains (13 %) ou originaires d’Amérique latine (4 %). La grande majorité d’entre eux sont allophones et s’expriment dans un anglais très approximatif – une difficulté supplémentaire pour se faire entendre. Fondée par Médecins du monde en 2010, l’association se consacre uniquement à l’accompagnement des personnes exerçant à l’extérieur (rues, routes, parcs publics, parkings…). « Travailler dans la rue ne soulève pas les mêmes problématiques que sur Internet, par exemple. La plupart des personnes rencontrées à travers le programme Paloma méconnaissent leurs droits et se heurtent à la complexité des démarches pour accéder aux soins », explique celle qui travaille pour l’association depuis 2011. Paloma fonde ainsi son action sur les principes de la réduction des risques liés aux pratiques. Une démarche globale, sans aucune approche idéologique, qui se fonde sur l’ensemble des risques et de leurs répercussions sanitaires, sociales et économiques. Depuis 2017, l’association fonctionne de façon indépendante. Si le local et l’unité mobile sont gracieusement fournis par Médecins du monde, la gestion administrative, la recherche de fonds, l’achat de matériel, le recrutement et la formation des bénévoles sont dévolus aux quatre salariés de Paloma. Côté financement, la structure vient de signer une convention sur trois ans avec l’agence régionale de santé et la Fondation des amis de Médecins du monde. De même, elle bénéficie d’une aide de la mairie de Nantes et du conseil départemental de Loire-Atlantique ainsi que de fonds privés de la part de l’association Sidaction et du réseau Open Society Foundations.
Bien que chronophages, les maraudes sont une amorce indispensable pour faire connaître les missions de l’association. Objectif : inciter les TDS à se rendre aux permanences de jour, qui se tiennent quatre fois par semaine, par tranche de trois heures. Un travail, certes long, mais nécessaire pour mettre en confiance et rassurer les personnes qui se prostituent quant aux intentions bienveillantes de Paloma. « Les tournées sont essentielles pour créer du lien. La nuit est la seule occasion que nous avons de les attirer pour leur présenter ce que nous faisons et les encourager à nous rendre visite pendant les permanences pour aborder leurs problématiques individuelles », décrit Marie Bonnet, 22 ans, récemment diplômée d’un master 2 en sciences sociales et criminologie et bénévole pour l’association depuis deux ans. L’essentiel de l’activité de Paloma consiste en effet à élaborer des solutions adaptées au projet de vie de chaque personne concernée par le travail du sexe. Cela induit des interventions de prévention (tests de dépistage, prises de rendez-vous chez un médecin traitant, informations sur la vaccination, les examens gynécologiques, la contraception…), un accompagnement psychosocial par l’intermédiaire du centre médico-social et des actions favorisant l’autonomie socio-économique. « Nous sommes une structure de proximité à bas seuil d’exigence d’accès, à savoir que nous nous adressons à toutes les personnes qui sont dans la rue et pour qui, bien souvent, la moindre démarche administrative est une montagne infranchissable, la plupart ne parlant pas un mot de français », signale encore la bénévole. Dans la salle d’attente du local, les murs sont constellés d’affiches bilingues rappelant la marche à suivre en cas de rapports à risque, la liste des numéros à contacter en cas d’urgence ou encore un schéma de l’appareil génital féminin. Grâce à un appel à projets de la Fondation Orange que l’association a remporté, elle dispose également de quatre postes informatiques permettant d’effectuer les formalités administratives en ligne.
Les jours de permanence, la salle d’attente est comble. Les TDS qui poussent la porte du local y passent parfois toute la matinée ou l’après-midi. Musique à tue-tête, discussions entre copines, sieste sur un coin de banquette… l’ambiance animée tranche avec celle du bureau attenant, où Maïwenn Henriquet, accompagnée de deux bénévoles qui se relaient, reçoit les personnes une à une. Autre particularité de Paloma : l’association s’appuie sur des binômes de bénévoles pairs et non pairs (environ 25 personnes), qui participent aux différentes actions (accueil de jour, tournées de nuit, plaidoyers), en « mixed team ». « Nous promouvons une démarche communautaire, en valorisant les compétences et expériences des personnes directement concernées et en leur donnant le pouvoir d’agir, ce que nous appelons aussi “empowerment”, souligne la coordinatrice. Qui de mieux placé que les TDS pour trouver des solutions aux difficultés qu’ils ou elles rencontrent au quotidien dans l’exercice de leur activité, ou celles liées à l’accès aux soins, aux droits ou à l’obstacle de la langue ? En revanche, les bénévoles non TDS peuvent apporter une aide telle que traduire un courrier, expliquer comment le poster, indiquer la façon de remplir une fiche de renouvellement de l’assurance maladie… Un accompagnement complémentaire qui fonctionne bien. » Résultat : les bénévoles pairs sont de plus en plus nombreux à vouloir se rendre utiles. Ainsi, Caroline, ancienne TDS originaire du Nigeria, fait partie du conseil d’administration de l’association depuis le mois de juin dernier : « Je viens à la permanence dès que j’ai du temps libre. Je sais que ma contribution est utile car moi aussi j’ai travaillé dans la rue. Je peux donner mes propres conseils et parler des actions de Paloma dont j’ai moi-même bénéficié. »
Aucune obligation de présence aux permanences n’est demandée aux bénévoles à leur arrivée dans l’association. Toutefois, ils s’engagent à participer à au moins une tournée par mois. Assistante sociale, intervenant régulier dans l’associatif, étudiants… tous suivent une série de six formations – droits sociaux (aide médicale d’Etat, couverture maladie universelle, aide au séjour, domiciliation), formation aux infections sexuellement transmissibles avec un médecin, suivi gynécologique (contraception, anatomie, toilette intime), représentations et législation autour du travail du sexe… – avant d’être opérationnels. Une préparation d’autant plus utile que les demandes d’accompagnement et le public de la nuit évoluent. Depuis la loi de pénalisation des clients du 13 avril 2016, la réalité du travail dans la rue change : baisse du nombre de clients et des tarifs, augmentation des violences et de l’insécurité… autant de situations qui plongent ces personnes dans une précarité extrême dont elles peinent, dans leur parcours de migration, à sortir en l’absence de papiers. Initialement dédiée à la réduction des risques, l’association est de plus en plus sollicitée pour des demandes sociales et juridiques. Ainsi, le nombre d’entretiens couvrant ces thématiques a doublé par rapport à 2017, et ceux d’ordre juridique ont progressé de 35 %. « Les Nigérianes, en particulier, n’ont pas toutes un toit pour se loger, déplore Maïwenn Henriquet. Sans contrat de travail ni bulletins de salaire, le parc locatif leur est inaccessible. Elles survivent en allant de sous-location en hébergement en centre d’urgence, et leur santé n’est pas prioritaire. De plus, l’absence de possibilité pour certaines d’entre elles d’ouvrir des droits à l’assurance maladie rend tout suivi médical complexe. » Avant de compléter : « Il arrive que nous accompagnions également des personnes qui souhaitent dénoncer un réseau, mais aussi celles qui expriment le souhait d’arrêter leur activité, même si l’initiative ne vient jamais de nous. » Qu’il soit médical, social ou juridique, l’accompagnement mise sur le « faire ensemble », de façon que les personnes deviennent autonomes dans leurs démarches. Le but est d’orienter celles-ci vers le droit commun en mobilisant les professionnels partenaires (centre hospitalier, Pôle emploi, services sociaux…). « Notre travail consiste à faire de la médiation pour expliquer, identifier, faciliter le passage de relais vers les professionnels », complète la jeune femme.
Contrairement à d’autres associations dont le discours s’inscrit dans un courant abolitionniste, prohibitionniste ou réglementariste(2), Paloma revendique un positionnement pragmatique, sans jugement de valeur sur le travail du sexe. Soucieuse d’appréhender la diversité des situations individuelles, l’association milite en faveur d’une décriminalisation de l’activité. Un plaidoyer pour lequel elle n’hésite pas, si nécessaire, à prendre position publiquement. A ce titre, elle participe à des rencontres avec différents partenaires au niveau local (mission locale, Pôle emploi, mairie, préfecture…). Elle est également sollicitée ponctuellement pour des actions marquantes en interassociation. Telles que le dépôt avec la fondation Parapluie rouge, l’an dernier, devant le Conseil constitutionnel, d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel, tout en demandant l’abrogation de la loi de pénalisation des clients. « Les lois, quelles qu’elles soient, renforcent la stigmatisation des personnes et les éloignent des structures de soins et de droit. Notre expérience de terrain nous montre qu’elles ne résolvent rien », constate la coordinatrice. A Nantes, la loi du 13 avril 2016 a ainsi eu une répercussion immédiate, avec une baisse importante de la file active dans la rue. « Quand j’ai commencé les tournées, nous rencontrions jusqu’à 40 personnes par soir. Mais, depuis 2017, le nombre de contacts lors des tournées de nuit a été divisé par deux », atteste Marie Bonnet. A mille lieues de s’en réjouir, la bénévole y voit au contraire une conséquence de l’augmentation des violences subies par les TDS. Un constat partagé par la responsable de Paloma : « Sachant qu’ils prennent un risque, les clients veulent poser leurs conditions. Rapport non protégé, viols, usage d’une arme… ces violences ne font que monter crescendo. Poussés à la clandestinité, beaucoup vont s’inscrire sur Internet et ne sont plus visibles pour les associations qui font de l’“aller vers”. »
Pour tenter d’armer les TDS contre ces violences, l’association propose depuis quelques mois des cours gratuits d’autodéfense. Elle dispose également d’une ligne téléphonique accessible tous les jours de la semaine et pendant les soirs de tournée. Récemment, elle a également participé à la réalisation la nuit d’un diagnostic auprès des publics vulnérables. Grâce au recueil de témoignages de dix TDS exerçant dans l’agglomération, la ville a ainsi pu dégager 25 préconisations prioritaires pour améliorer les conditions de travail dans la rue, dont cinq que Paloma s’est engagée à mettre en place d’ici la fin de l’année : cours pour apprendre à cuisiner des plats à base d’aliments « occidentaux » distribués aux Restos du cœur, cours de sports gratuits, organisation de rencontres informelles avec la police ou encore recensement des bars ouverts la nuit pour se poser, boire un verre d’eau ou aller aux toilettes. En attendant, Becky, Naomi, Sandra, Danielle, Joy, Caroline et toutes celles et ceux qui, contraints ou par choix, font de leur corps leur gagne-pain se contentent d’un bout de canapé dans un camion, certes un peu bringuebalant, mais qui offre une parenthèse réconfortante et nécessaire.
En 2018, l’association Paloma a rencontré 295 personnes, dont 28 % pour la première fois au cours de 107 tournées. Parmi elles, 96 % sont des femmes cisgenres, 3 % des femmes transgenres et 1 % des hommes cisgenres. La majorité (65 %) des TDS rencontrés étaient âgés de 20 à 29 ans, autorisant une orientation vers une prise en charge spécifique, ainsi que trois personnes qui se sont déclarées mineures.
L’illustratrice nantaise Muriel Douru s’est invitée dans le camion de Paloma pendant plusieurs maraudes. Une expérience dont elle a tiré un roman graphique, Putain de vies. Itinéraires de travailleuses du sexe (éd. Boîte à bulles, août 2019)(1), qui raconte le parcours hors-norme de travailleuses du sexe exerçant dans la rue. A travers une quinzaine de témoignages poignants, elle donne à voir la diversité des réalités sur le terrain, sans jamais tomber dans le pathos.
(1) Ce vocabulaire, en vigueur dans de nombreuses institutions internationales et endossé par Médecins du monde et Paloma, renvoie aux personnes dont l’activité, choisie ou contrainte, se définit par des échanges économico-sexuels. Il vise à illustrer l’ensemble des situations concernées, quelles qu’en soient les conditions d’exercice.
(2) Autres associations qui accompagnent en France les TDS et proposant la même démarche communautaire : Grisélidis à Toulouse, Cabiria à Lyon, le Bus des femmes à Paris, Poppy à Bordeaux…