Diplômée d’un master 2 « Référent handicap », à la tête d’une micro-entreprise de conseil et de formation et chargée de mission dans une association, Julia Boivin représente une minorité dans la minorité. C’est pourquoi elle a choisi de parler au nom de ceux dont on n’entend jamais la voix. A cause du cordon ombilical enroulé autour de son cou quand elle est née, elle est porteuse d’une paralysie cérébrale, première cause de handicap à la naissance en France. Un handicap « pochette surprise », ironise-t-elle, car selon le temps durant lequel le cerveau est privé d’oxygène, les effets neuro-moteurs sont différents. Les fonctions motrices de Julia Boivin sont atteintes, pas ses fonctions cognitives. Mais si son parcours s’est effectué presque entièrement en milieu ordinaire, elle découvre le monde de l’institution et de la dépendance à 14 ans, après une opération des jambes avec complications médicales qui l’oblige à rester six mois en centre de rééducation. « J’ai accepté des choses dans la prise en charge que je n’aurais pas admises si je n’avais pas été en fauteuil roulant. Un matin, un aide-soignant que je ne connaissais pas est entré dans ma chambre pour me donner ma douche. J’ai refusé, en indiquant ma gêne. Mais on n’avait pas le droit de dire “non”. La dépendance amène à une soumission quasi totale », explique la jeune femme de 27 ans. Après cette première prise de conscience, elle passe un bac littéraire et se lance dans une licence de philosophie. Mais, à sa majorité, la maison départementale des personnes handicapées (MDPH), qui verse des aides à ses parents, considère qu’elle n’entre plus dans les critères du handicap. « J’étais guérie sans le savoir ! », plaisante Julia Boivin.
Elle commence donc un job comme caissière d’un magasin de sport afin de financer ses études. Cette période va cristalliser ses réflexions sur la façon dont les « valides » perçoivent les personnes en situation de handicap, c’est-à-dire uniquement sous le prisme de la déficience. Des réactions « pas toujours méchantes, mais fondées sur une curiosité malsaine. Les gens prennent la liberté de faire des commentaires ou de poser des questions. Mais pourquoi se sentent-ils autorisés ? C’est un manque de respect, il n’y a pas à avoir de traitement misérabiliste à l’égard d’une personne handicapée », souligne Julia Boivin, qui doit déployer une énergie considérable pour ne pas se laisser atteindre par ces remises en question constantes de son potentiel. Sans compter les réactions de rejet auxquelles elle est confrontée. Comme ces clients qui préfèrent choisir une autre caisse que la sienne. Ou cette infirmière en néonatologie qui lui déballe sans ciller : « Il y en a des comme vous que je n’ai pas réanimés. Si c’est pour que les parents n’aient même pas cinq minutes de tranquillité pour acheter une baguette de pain… » Conséquence logique de ces rappels incessants à sa condition, l’autoflagellation la guette : « J’étais en colère contre les limites de mon corps que je percevais et qui m’éloignaient des autres. Je n’acceptais pas cet état de fait, mais, à force, j’ai compris que ce qu’il manque dans le vécu du handicap, c’est du sens. » Lors d’un congrès où elle intervient pour partager son expérience, un déclic s’opère devant l’engouement suscité par son témoignage. Elle a trouvé le « sens » : se servir de cette facilité à parler, à être à l’aise devant un auditoire pour mettre les problématiques du handicap sur le devant de la scène.
Tout en suivant une thérapie pour rationaliser son vécu, elle démarre son activité de consultante « patiente experte ». Une appellation « à la mode », sorte de tampon administratif qui lui permet de légitimer son savoir expérientiel – souvent taxé de « subjectif » – aux yeux du public qui, au début, ne voyait pas plus loin que « le côté pathos du récit d’une pauvre petite handicapée ». Pourtant, il ne s’agit pas d’un simple témoignage mais bien d’une réflexion et d’une expertise sur les pratiques, destinées à des professionnels qui ont souvent « la tête dans le guidon ». Qu’est-ce qu’accompagner une personne ? Comment se situer dans une relation déséquilibrée par essence ? Car même une démarche pavée de bonnes intentions peut ramener à une forme d’assistanat. Un état de fait que Julia Boivin résume par une métaphore astronomique : « On lit dans certains articles que la personne doit être au centre de toutes les décisions. Dans le système solaire, le soleil aussi est au centre. Il est la raison de tout ce qui gravite autour de lui, mais il n’a pas d’autre utilité que de briller de manière passive. » Pour changer ce paradigme, elle intervient également auprès des familles et des personnes en situation de handicap pour les motiver à intervenir dans les décisions les concernant : « Elles se disent que les choses vont arriver et qu’elles n’auront qu’à râler pour dire qu’elles ne sont pas d’accord, sans proposer autre chose. Elles perdent le sentiment d’“être capable de”. » Un cercle vicieux qu’elle mettra en évidence dans son mémoire de recherche sur la perception de l’entretien d’embauche par les candidats reconnus en tant que travailleurs handicapés. « Nous n’arrivons pas à nous vendre parce que nous avons grandi dans un environnement médicalisé, où l’on essayait de combler nos manques pour arriver à la normalité sans y arriver complètement. Nous n’arrivons pas à définir nos compétences et nos habiletés parce que nous sommes uniquement conscients de ce que nous ne savons pas faire », souligne l’experte. Pourtant, l’exigence d’adaptation et le parcours de chacun amènent à développer certaines compétences que Julia Boivin pousse à valoriser lors du recrutement. Son message : ne pas mettre en avant seulement une situation de handicap qui souscrit aux obligations de l’entreprise, laquelle ne doit être « qu’un bonus ».
Julia Boivin le sait bien, elle fait partie de ces « privilégiés » parmi les personnes handicapées qui accèdent aux études supérieures et au monde du travail. Pour garder un contact régulier avec le terrain, elle exerce en tant que chargée de mission pour l’association Odynéo, gestionnaire d’établissements et services sociaux et médico-sociaux pour personnes avec un handicap neuro-moteur. Elle y met à profit ses talents d’oratrice en intervenant dans les structures pour aider les bénéficiaires à se réapproprier leur parcours de vie et, grâce à une mission de plaidoyer externe, pour répandre la bonne parole sur les nouvelles pratiques d’accompagnement. Dans le cadre de son activité indépendante, elle a récemment mis en place avec Marc Blin, directeur d’un service d’éducation spéciale et de soins à domicile (Sessad), des formations à l’autodétermination. Tout y est remis en question, du projet d’établissement à la sélection des activités, en passant par le choix des vêtements le matin. Professionnels, familles et personnes handicapées peuvent y participer. Idéalement, les trois en même temps. « Il ne s’agit pas de dire que les professionnels sont des brutes, que les parents ne comprennent pas leurs enfants et que les usagers ont toujours raison. Je crois au partage du savoir, à la coconstruction grâce au vécu et à l’expertise de chacun », résume Julia Boivin. Pour ne plus voir les moins, mais les plus.
Julia Boivin intervient dans de nombreux colloques et tables rondes avec les représentants institutionnels, mais aussi auprès des professionnels du soin ainsi que des patients afin de les aider à mieux communiquer ensemble.