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Le défi des interventions à domicile

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Près de la moitié des mesures en protection de l’enfance correspondent à des interventions à domicile, essentiellement des actions éducatives à domicile (AED) et des actions éducatives en milieu ouvert (AEMO). Lancée en avril dernier, la démarche de consensus sur les interventions de protection de l’enfance à domicile ambitionne de définir « des repères partagés sur les conditions de recours et de mise en œuvre de ces interventions ».

« Protection de l’enfance et domicile, le champ est doublement sensible. Le domicile est une formidable ressource puisque l’on est au plus près des familles mais c’est aussi un lieu sensible, risqué à plusieurs égards. » Geneviève Gueydan, inspectrice générale des affaires sociales, pilote, depuis avril dernier, la démarche de consensus relative aux interventions de protection de l’enfance à domicile, avec l’appui d’un comité d’experts et de Nadège Séverac, sociologue en tant que conseillère scientifique, et de la direction générale de la cohésion sociale (DGCS). Cette démarche s’intègre à la stratégie nationale de protection de l’enfance présentée le 14 octobre par Adrien Taquet, secrétaire d’Etat, et dans le prolongement des travaux pilotés en 2017 par le Dr Marie-Paule Martin-Blachais relatifs aux besoins fondamentaux de l’enfant en protection de l’enfance. Objectifs ? Proposer des repères partagés sur les conditions de recours et de mise en œuvre de ces interventions. « La démarche de consensus doit aider à comprendre ce qui se joue dans ces interventions du côté des parents, des enfants, des professionnels. Ce sont des interventions particulièrement difficiles qui prennent corps dans l’intimité des familles », rappelle le secrétaire d’Etat à la protection de l’enfance, en introduction d’une journée de débats publics, le 11 octobre à Paris, sur les publics, l’offre des mesures, les pratiques professionnelles et la gouvernance.

« Il ne s’agit pas d’opposer placement et protection à domicile, qui sont deux réponses nécessaires en fonction de la singularité des besoins de protection de l’enfant. Deux registres de protection qui sont confrontés à des enjeux d’amélioration qualitative des réponses voire parfois quantitativement pour pouvoir réellement répondre aux besoins », précise Geneviève Gueydan. Elle a reconnu que « le choix des mesures est parfois restreint » entre les AED – mises en œuvre avec l’accord des parents – et l’AEMO – prononcée par le juge des enfants – « parfois inadaptées ou trop légères face à des situations lourdes » et le placement qui est une décision elle-même « extrêmement sensible et lourde ». Si Geneviève Gueydan souligne les enjeux de diversification concrète des réponses sur les territoires, d’articulation, de modulation des mesures, elle ne perd pas de vue les réalités économiques et les contraintes sur les finances des départements. « Les mesures n’ont pas le même coût. On peut être de 1 à 10 entre une mesure de milieu ouvert et un placement à domicile », indique-t-elle.

Des contingences économiques rappelées également par Mathieu Klein, vice-président de la commission des affaires sociales de l’Assemblée des départements de France et président du conseil départemental de Meurthe-et-Moselle. Il souhaite une contractualisation « acceptable par tous » entre l’Etat et les conseils départementaux. « L’Etat fixe des objectifs de diminution de placements, de renforcement des interventions à domicile, de ciblages renforcés sur les politiques de prévention et doit faire confiance aux territoires une fois ces objectifs fixés pour les mettre en œuvre. »

48 % des mesures

Pour l’heure, les mesures à domicile ne sont pas majoritaires mais près de la moitié des mesures en protection de l’enfance correspondent à des interventions à domicile. Selon une étude de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), publiée en octobre 2018, les accueils, ou placements, à l’aide sociale à l’enfance (ASE) représentent 52 % du total des mesures et les actions éducatives, exercées en milieu familial, 48 %. Alors que les deux types de mesures étaient également répartis depuis une dizaine d’années, la part des premiers augmente légèrement depuis 2015.

« Un certain nombre d’enfants dans leur parcours vont bénéficier à la fois de mesures à domicile et de placements dans ce sens-là ou dans l’autre. Une part significative des enfants concernés par une mesure d’accueil a connu des interventions à domicile. Doit-on se donner pour objectif de réduire la part des placements ou s’agit-il plutôt de disposer d’une palette de réponses plus souples, diversifiées, adaptées à la diversité des enfants et à leurs besoins sans forcément opposer les deux moyens de protection ? », interroge Adeline Gouttenoire, professeure de droit à l’université Montesquieu-Bordeaux IV, directrice du Centre européen de recherches en droit des familles, des assurances, des personnes et de la santé de l’université de Bordeaux (Cerfaps) et membre du comité d’experts de la démarche de consensus.

« A l’heure actuelle la majorité des interventions à domicile en protection de l’enfance, restent constituées de mesures d’AED ou d’AEMO dites “classiques”. Ces interventions sont questionnées autour de leur potentiel manque d’intensité et de spécialisations. D’autres acteurs pointent également l’absence d’évaluation de leur efficacité en termes de réponses aux besoins des enfants accompagnés », explique Renaud Hard, chef de projet « protection de l’enfance » à la Haute Autorité de santé (HAS) et membre du comité d’experts. « La mission IGAS-IGSJ relative à l’évaluation de la gouvernance de la protection de l’enfance (MAP) en 2014 indique que les modalités innovantes de prise en charge, les placements à domicile, l’accueil séquentiel, les mesures AEMO renforcée représentaient moins de 5 % des places dans environ 60 % des départements étudiés à cette date. Le déploiement sur l’ensemble du territoire des prestations d’accompagnement à domicile, qu’elles soient “classiques” ou “intensives” dans un contexte de maîtrise budgétaire des différents financeurs – conseils départementaux, Caisse nationale des allocations familiales –, est le premier enjeu fort repéré par le comité d’experts », ajoute-t-il.

6 % des moyens alloués

Comment mieux adapter le paysage des mesures aux besoins des enfants et des familles ? Invité à répondre à cette question, Salvatore Stella, président du Carrefour national de l’action éducative en milieu ouvert (Cnaemo), directeur du département milieu ouvert de l’Association calvadosienne pour la Sauvegarde de l’enfant à l’adulte (ACSEA), s’attarde sur la réalité du manque de moyens sur le terrain. « 50 % des mesures sont des mesures de milieu ouvert mais elles ne représentent que 6 % des moyens alloués, le reste étant sur du placement. Quand vous avez 30, 40 situations à suivre en milieu ouvert et six en milieu renforcé, cela ne donnera pas la même chose. En AEMO renforcée dans le Calvados, on est à 6,5 équivalents temps plein et 36 situations pour l’ensemble de l’équipe et le service d’AEMO classique à côté avec le même plateau technique à 200 situations à suivre », illustre-t-il.

Sur l’ensemble des départements, les budgets de la protection de l’enfance ont augmenté de 15 % en trois ans. En Gironde, on est passé en cinq ans de 170 millions à 235 millions d’euros, souligne Emmanuelle Ajon, vice-présidente en charge de la protection de l’enfance et de la promotion de la santé au conseil départemental. Et de poursuivre : « Tous les départements aujourd’hui, qu’ils aient un petit budget ou pas, qu’ils aient ou pas la volonté de porter la protection de l’enfance comme un étendard sont en difficulté sur le milieu ouvert avec des délais d’attente importants. Sur la mise en place du projet pour l’enfant (PPE), la France est largement en retard. » Emmanuelle Ajon considère qu’un moratoire de trois ans des dépenses en protection de l’enfance par rapport au « pacte de Cahors » – l’accord financier entre les départements et l’Etat – serait nécessaire. Un moyen pour les conseils départementaux d’investir massivement sur le sujet et de combler ce retard.

De son côté, Catherine Sellenet, professeure des universités en sciences de l’éducation, met en garde contre les risques de dérives. « Nous avons aujourd’hui une palette d’interventions beaucoup plus variée qu’elle ne l’était et qui montre que les professionnels pensent, réfléchissent et essaient de faire au mieux mais à condition de pas biaiser d’emblée ces innovations. On a parfois des dénis de droits sous prétexte que les enfants sont dits “incasables”, qu’il n’y a plus de places pour eux dans les institutions ou faute de moyens, c’est le retour à domicile, avec le placement judiciaire à domicile. Alors que toute une équipe de professionnels ne s’en est pas sortie, on demande aux parents de s’en sortir ! Certaines innovations intéressantes sont mises en échec par un défaut d’indication. On gère la misère », déplore-t-elle.

Manque de coopération

Tout au long des débats, les acteurs ont souligné le manque de coopération et un cloisonnement. « Les services coexistent sur un mode assez cloisonné, ce qui n’est pas sans répercussions sur les professionnels, les enfants et leurs familles puisque l’on voit apparaître des morcellements, des incohérences, voire des risques de ruptures dans les parcours. Cette diversification des interventions de protection de l’enfance à domicile n’est que trop rarement accompagnée d’outils spécifiques permettant de moduler les différentes interventions nécessaires, qu’elles soient simultanées ou qu’elles se succèdent. La capacité à construire cette modularité est le deuxième enjeu fort repéré à ce stade par le comité d’experts », précise Renaud Hard, chef de projet « protection de l’enfance » à la HAS.

Geneviève Avenard, défenseure des enfants, adjointe au défenseur des droits, a rappelé que la protection de l’enfance constitue le premier motif de saisine avec 35 % des réclamations auxquelles s’ajoutent les saisines d’office dans les situations particulièrement lourdes. « Le cloisonnement et le fonctionnement en silos des institutions et des acteurs est d’autant plus vrai à domicile. Les acteurs institutionnels sont nombreux […], ce qui renvoie à la nécessité de coordonner entre les institutions mais aussi au sein même de chaque institution […]. Le cloisonnement des politiques publiques et des institutions sont un des obstacles majeurs à la réalisation complète des droits de l’enfant et à la considération de son intérêt supérieur », insiste-t-elle.

A l’issue de tous ces échanges, Geneviève Gueydan a appelé de ses vœux « une culture de l’intervention à domicile » reposant sur le travail en commun de professionnels différents afin « que le domicile ne soit pas seulement un cadre d’intervention mais aussi un support d’intervention ».

« Une sorte d’invisibilité statistique »

Comme le rappelle la direction générale de la cohésion sociale (DGCS), « la méthode de la démarche de consensus consiste à prendre en compte les travaux de recherche, français et étrangers, existant, les expériences de terrain ainsi que la diversité des approches et des points de vue, pour aboutir à des conclusions reconnues par l’ensemble des acteurs ». Geneviève Gueydan reconnaît que les travaux de recherche existent mais ceux-ci sont parcellaires. « Nous ne disposons pas de données sur l’évaluation des interventions, sur les publics. Il y a une sorte d’invisibilité statistique d’une partie de la protection à domicile puisque la majorité des données dont nous disposons au niveau national ne concernent que les actions à domicile et pas les autres interventions », indique-t-elle. A l’issue de ces travaux, Geneviève Gueydan rendra son rapport en décembre prochain à la ministre des Solidarités et de la Santé et au secrétaire d’Etat chargé de la protection de l’enfance.

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