Je n’avais jamais fréquenté les vieux. Dans ma famille, ils étaient trop loin ou trop morts. Au foyer, ils étaient inexistants. Dans la rue, ils étaient enterrés au carré des indigents. En prison, ils étaient cachés. Les vieux, pour moi, c’était un mystère. Je n’en avais que l’image idéalisée des grands-parents que je n’ai pas eus : une gentille mamie qui m’aurait fait des confitures et un papi bricoleur qui m’aurait emmené à la pêche. Mais ça, c’était avant. Avant Florimonde.
Florimonde, c’est une rencontre inespérée. Une lueur dans la nuit. Une pause. Un cocon. C’est un petit nid douillet, canapé moelleux et feu qui crépite dans la cheminée. C’est la tisane du soir et la petite douceur du dimanche. C’est le bonjour joyeux et le bonsoir fatigué. C’est cette femme douce et rassurante qui m’a ouvert sa porte. Ma planche de salut. C’est Florimonde, 84 ans.
Florimonde est là pour moi.
Le matin, quand je me réveille, elle est là. Les bols sont posés sur la table, le pain est coupé, le café est prêt. « Oooooh, j’étais réveillée, alors il fallait bien que je m’occupe », me dit-elle d’un air de s’excuser. Moi, je sais que c’est faux, parce que j’entends son réveil sonner bien avant le mien… mais je fais semblant de la croire, parce que ça lui fait plaisir.
Le soir, quand je rentre de l’un ou l’autre de mes innombrables petits boulots, elle est là. Elle somnole devant la télé pendant qu’un bon petit plat est en train de mijoter, et elle reprend son air innocent pour me dire : « J’ai préparé un petit truc, c’est trois fois rien. » En vrai, elle me régale avec des recettes de blanquette et de pot-au-feu, j’ai déjà pris trois kilos en un mois, et je vois bien dans ses yeux qu’elle en est fière.
Et moi, Floyd, je suis là pour Florimonde.
Je lui prête mes yeux quand elle perd ses clés, son sac, sa canne…
Je lui prête mon bras quand elle perd l’équilibre.
Je lui prête ma jeunesse quand elle se sent trop vieille.
Florimonde est là pour moi et je suis là pour elle. Elle me parle de Georges, je lui parle d’Elina. Elle se souvient de son passé, je lui raconte mon présent, et vice versa. Nous ne parlons jamais d’avenir. L’avenir, c’est trop loin pour elle et trop incertain pour moi.
Nous formons un drôle de couple. Pour son fils, je suis un parasite abuseur de vieilles femmes vulnérables. Pour les voisins, je suis le charmant jeune homme qui aide la gentille petite dame. Pour l’assistante sociale, nous sommes deux solitudes qui se tiennent la main (elle parle bien, Florine, c’est le côté social, ça). Pour la société, nous sommes une « colocation intergénérationnelle ». Pour mes potes, elle est la « wonder granny » qui me sauve de la rue.
En vrai, elle n’est pas vieille et je ne suis pas jeune. Elle n’est pas retraitée et je ne suis pas intermittent des petits boulots. Elle n’est pas fragile et je ne suis pas solide. Elle est juste Florimonde, avec ses lunettes et sa canne, sa blanquette et ses tisanes. Je suis juste Floyd, avec ses galères et ses espoirs, ses drôles de manières et ses petites victoires. C’est juste nous, rien que nous, ensemble.