« Aujourd’hui, les territoires ruraux ont le sentiment d’être incompris et peu visibles. Les citoyens qui y résident se sentent relégués, à l’écart des dynamiques qui portent la transformation de la France. Ils sont trop souvent représentés comme une “charge” pour la Nation. Le mouvement des “gilets jaunes” a été le catalyseur de ce sentiment ressenti par bon nombre d’habitants des zones rurales ou peu denses en périphérie des villes. Le mécontentement exprimé par cette mobilisation renvoie à des problématiques […] qui ne peuvent être laissées sans réponse. » Tel est l’un des constats établis par le rapport « Ruralités : une ambition à partager » remis, le 26 juillet, à Jacqueline Gourault, ministre de la Cohésion des territoires, à Saint-Bonnet-de-Rochefort (Allier). Après quatre mois de consultations et une soixantaine d’auditions, les cinq auteurs(1), élus ruraux missionnés en mars dernier par la ministre, détaillent 200 mesures d’accompagnement des zones rurales pour améliorer la vie des habitants. Le Premier ministre, Edouard Philippe, a annoncé le 20 septembre, lors du congrès de l’Association des maires ruraux de France, le plan « Nos campagnes, territoires d’avenir ». Cet « Agenda rural » reprend 173 des 200 mesures proposées (voir page ??).
Le rapport de la mission « Ruralités » a mis notamment en évidence l’importance de l’ESS dans les espaces ruraux affirmant que « ce secteur pèse pour 18 % des emplois privés dans les zones rurales ». Dans le cadre du projet « Tressons » (territoires ruraux et ESS : outils et nouvelles synergies), l’Avise – agence d’ingénierie et centre de ressources pour le développement de l’économie sociale et solidaire – et le Réseau des collectivités territoriales pour une économie solidaire (RTES) analysent dans une étude, également publiée en juillet, la place qu’occupe l’ESS dans les territoires ruraux. « L’économie sociale et solidaire représente un réel atout pour les territoires ruraux, notamment en termes de développement économique (maintien de l’emploi, création de nouvelles activités…), de cohésion sociale et d’égalité territoriale (accès ou création de nouveaux services, redynamisation du lien social…), et d’attractivité du territoire », souligne l’Avise.
L’étude montre que l’ESS occupe une place plus importante dans l’économie des territoires ruraux que dans celle des zones urbaines et péri-urbaines, et que le nombre d’emplois dans l’ESS a augmenté depuis la crise de 2008 (+ 4,9 % entre 2008 et 2015), contrairement au reste de l’économie (avec une baisse de 2,6 % des emplois dans le secteur privé hors ESS et une baisse de 8,4 % dans l’emploi public). « A l’économie industrielle et agricole – ou économie productive – qui dominait l’ensemble des activités rurales, succède désormais une économie de plus en plus tournée vers les services aux résidents. »
En termes de masse salariale, l’ESS représente plus de 3,83 milliards d’euros dans les territoires ruraux, soit 13,8 % du total de la masse salariale de ces territoires. De façon générale, elle est aussi plus rurale que le reste de l’économie : 7 % des emplois de l’ESS sont ruraux contre 5 % dans le reste de l’économie. « La forte représentation de l’ESS en milieu rural tient au rôle qu’elle a pu jouer historiquement dans le soutien aux activités agricoles grâce au secteur coopératif, et à celui qu’elle joue encore dans la réponse à des besoins sociaux et territoriaux : action sociale, activités sportives et de loisirs, aide à domicile, crèches associatives, mutuelles de santé, établissements bancaires et proximité… », expliquent les auteurs de l’étude. En milieu rural, l’ESS joue un rôle majeur dans le développement des services, créant des emplois non délocalisables, tout en faisant valoir un fort ancrage territorial.
L’action sociale, c’est-à-dire l’hébergement social et médico-social, l’aide à domicile ou encore l’aide par le travail, « a toujours été une activité importante de l’économie sociale et solidaire », mais sur les territoires ruraux, celle-ci « revêt une fonction déterminante : elle comprend 81 500 emplois, soit plus de 50 % de l’ensemble des emplois de l’ESS en milieu rural. C’est bien plus que sur le reste des territoires (40 % des emplois de l’ESS) ».
L’hébergement social et médico-social est le sous-secteur de l’action sociale le plus important dans l’ESS en milieu rural. Il compte, sur la France entière, pour 42 % des effectifs de l’ESS dédiés à l’action sociale, alors que sur les territoires ruraux il représente plus de 54 % des emplois de l’ESS. Les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) y sont surreprésentés et sont en grande majorité gérés par des associations, par de nombreuses mutuelles répondant aux dispositions du livre III du code la mutualité. On retrouve également parmi les gestionnaires de ces Ehpad quelques fondations historiques telles que « Partage et Vie » de la Caisse d’Epargne, la fondation Massé Trévidy en Bretagne ou bien Texier Gallas en Centre Val-de-Loire. L’hébergement médico-social recouvre également, en milieu rural, près d’un quart des établissements dédiés à l’accueil et à l’accompagnement de personnes en situation de handicap mental. « Leur forte présence sur ces territoires s’explique en partie par un processus historique de ségrégation spatiale des lieux de traitement des troubles psychiques en dehors des villes », souligne l’étude. Aujourd’hui, ces établissements sont principalement gérés par des associations, parmi lesquelles se trouvent notamment le réseau des associations départementales d’amis et de parents d’enfants inadaptés (Adapei) et les associations pour adultes et jeunes handicapés (Apajh).
Avec 16 400 emplois, l’aide à domicile est le deuxième plus important sous-secteur de l’action sociale dans l’ESS en milieu rural (20 % des effectifs de l’action sociale). « Sur des territoires exposés à un fort isolement des personnes âgées, l’ESS est ainsi largement surreprésentée dans l’aide à domicile, par rapport à l’ensemble de la France », souligne l’étude. Ainsi, 84 % des effectifs ruraux de l’aide à domicile relèvent de l’économie sociale sur les territoires ruraux contre seulement 68 % à l’échelle de la France entière. « L’observation des métiers de l’ESS en milieu rural montre une très forte concentration d’emplois relevant notamment de l’action sociale et de la santé humaine. Ainsi, le métier d’aide à domicile arrive en tête des métiers les plus occupés dans l’économie sociale et solidaire. Avec 11,2 % des postes ruraux occupés à l’année, il permet de distinguer l’une des particularités de l’ESS en milieu rural, à savoir la prégnance du secteur du service à la personne », précise l’étude.
On y retrouve l’ensemble des prestations de services de soins, de garde d’enfants, d’entretien ménager et de services divers réalisés au domicile de particuliers. Le secteur comprend pour l’essentiel des associations adhérentes du réseau ADMR (associations d’aide à domicile en milieu rural) qui coordonne depuis 1945, via ses fédérations départementales, près de 2 900 structures locales autonomes. « On peut enfin observer que la structuration économique du secteur diffère beaucoup en milieu rural : alors que sur l’ensemble du territoire national, le secteur privé lucratif détient près du quart des emplois de l’aide à domicile, suite à la dérégulation du secteur en 2005 [loi « Borloo », ndlr], il ne représente que 3,5 % des emplois en milieu rural où l’économie sociale et solidaire occupe une place prépondérante. L’ESS comprend ainsi 93 % des emplois d’aide à domicile du secteur privé en milieu rural contre 73 % dans l’ensemble de la France. »
L’étude met en évidence que l’aide à domicile en milieu rural fait preuve d’« une certaine résistance » face aux mécanismes de la concurrence, introduits par la loi de 2005. « La légitimité territoriale dont bénéficient depuis longtemps les associations d’aide à domicile en milieu rural pourrait expliquer la limitation de l’entrée sur ce marché de nouveaux acteurs privés, comme cela a pu être observé dans les Pays de la Loire. Sur ces territoires, la proximité géographique et organisationnelle des établissements de l’ESS avec l’ensemble des parties prenantes de l’écosystème local de l’aide à domicile lui confère ainsi un quasi-monopole sur ce secteur », explique l’étude.
S’agissant des structures d’insertion par l’activité économique (SIAE) en milieu rural, elles représentent 4,2 % de l’ensemble des SIAE recensées sur le territoire national. Ces structures couvrent une très large palette d’activités. Si plus du tiers d’entre elles se trouvent classées dans le secteur de l’action sociale (action sociale sans hébergement et aide par le travail), on trouve également de nombreuses activités de maraîchage et de jardinage comme les jardins de l’Adour en Occitanie faisant partie du réseau national des Jardins de Cocagne. Se trouvent également en milieu rural des ressourceries d’insertion, des restaurants, des clubs de sport ou des structures développant des services d’aménagement paysager.
Certains domaines de l’action sociale sont toutefois moins investis par l’ESS en milieu rural. C’est le cas par exemple pour les activités d’accueil de jour d’adultes ou d’enfants handicapés, de personnes âgées, de sans-abri et de réfugiés, les services de conseil économique aux publics précarisés, l’aide à l’accès au droit, la réinsertion sociale ainsi que les actions caritatives et les œuvres de bienfaisance dans toute leur diversité. « Cela peut s’expliquer par un maillage beaucoup moins dense de l’action sociale sur les territoires ruraux où la pauvreté est plus diffuse et moins visible, contrairement aux grandes et moyennes villes où la concentration de la pauvreté appelle un renforcement des moyens de soutien aux personnes les plus fragilisées », note l’étude. Moteur du dynamisme de ces territoires, l’ESS est aussi « au cœur des transitions écologiques et solidaires à venir », concluent les auteurs.
Rendez-vous manqué ? Alors que le rapport « Ruralités » demandait de « renforcer l’accompagnement à l’ingénierie de projets de l’ESS dans les territoires ruraux » et proposait « des exonérations fiscales sur taxe sur le foncier bâti et la taxe d’aménagement », Michel Abhervé, professeur associé à l’université de Paris-Est Marne-la-Vallée, déplore que l’ESS soit absente du plan d’action du gouvernement en faveur des territoires ruraux.
L’augmentation globale des effectifs de l’ESS en milieu rural est principalement due au secteur de l’action sociale qui compte pour plus des trois quarts de la progression des effectifs entre 2008 et 2015 (77 % de l’augmentation est liée à ce secteur d’activité). En raison du vieillissement croissant de la population des territoires ruraux et de l’augmentation des besoins en structures pour les personnes âgées dépendantes, l’hébergement médico-social et social porte l’essentiel de la hausse avec une augmentation de plus de 6 800 emplois entre 2008 et 2015, soit près de 82 % du total des emplois de l’ESS créés dans l’action sociale en milieu rural et 58 % du total de la création d’emplois ruraux dans l’ESS, tous secteurs confondus. L’accueil des jeunes enfants gagne plus de 25 % d’emplois supplémentaires quand l’aide à domicile en perd 6 %.
(1) Le député d’Indre-et-Loire Daniel Labaronne, le sénateur de la Nièvre Patrice Joly et les maires Dominique Dhumeaux, Cécile Gallien et Pierre Jarlier.