Recevoir la newsletter

“La précarité, ou le devoir d’agi”

Article réservé aux abonnés

La précarisation progressive de la société amène à envisager autrement le travail social. Mais, selon Laurent Ott, auteur de « Philosophie de la précarité », il n’y aura pas de changement sans comprendre ce qu’est vraiment ce phénomène et sans remise en cause des pratiques.
Pourquoi un livre sur la philosophie de la précarité ?

Ce livre est un aboutissement. Après ma réflexion sur la pédagogie et la philosophie sociales, il était logique que j’aille du côté de la précarité en tant que phénomène social majeur. Il y a urgence, car la situation ne bouge pas : ce qui était vrai il y a quinze ans l’est toujours aujourd’hui, quels que soient les gouvernements, les institutions, les tentatives de réforme des pratiques… Or je suis convaincu que les travailleurs sociaux ont besoin de philosophie. Avoir une pensée organisée et concrète est la seule manière de pouvoir opérer sur des réalités. Ce n’est pas le cas aujourd’hui dans les pratiques : le seul fait d’être sur le terrain ne permet pas d’agir, mais uniquement de réagir. On n’opère que sur ce que l’on comprend bien. Pour que la société puisse se penser, il est nécessaire de pouvoir appréhender les mécanismes de la précarité. D’ailleurs, ne devrait-on pas plutôt parler de « précarisation » ? La précarité n’est pas qu’un cumul de difficultés qu’il suffirait de lever une à une, ce n’est pas un événement figé, au contraire, c’est un phénomène dont la dynamique est constante, visiblement mouvant et en cours. Si l’on ne travaille pas sur ce qu’est réellement la précarité, à savoir une perte de confiance totale en soi, en autrui, en l’avenir, on ne changera rien. On se bornera à faire tomber des boîtes de conserve en tentant d’en relever une autre. La précarité ne dépend pas d’un « pouvoir d’agir » mais d’un « devoir d’agir ».

Comment définissez-vous la précarité ?

C’est l’impossibilité d’agir par soi-même sur sa condition. On assimile souvent précarité et pauvreté, on utilise un mot pour un autre, alors que c’est différent. Le pauvre connaît des difficultés liées à un manque de ressources, c’est sa préoccupation principale. Il a peu, mais il a une maîtrise sur son environnement et rien ne l’empêche de poursuivre sa course pour la réussite. A l’inverse, le précaire s’en éloigne durablement. Confronté à des problèmes qui se renouvellent constamment, il finit par avoir la conviction que rien ne s’améliorera. Il perd toute certitude, toute sécurité dans la solidité du monde et de la société qui l’entourent. Il a du mal à contrôler sa vie, sa santé, son quotidien… Le renoncement n’est pas loin, comme si tout était déjà écrit. La précarité est comme un trop-plein : la somme des problématiques, toutes réversibles prises isolément, devient insoluble quand celles-ci se combinent les unes les autres. De même, on peut se trouver des intérêts communs avec d’autres pauvres et s’arranger pour limiter les aspects les plus rudes de l’existence. La précarité, elle, isole des autres, elle exclut. Et elle touche autant la vie professionnelle, sociale, affective, familiale, culturelle (chômage, séparation…). Elle brouille les repères et frappe en dehors des classes sociales les plus démunies. Elle s’insinue partout par la peur – par exemple, la peur du déclassement, notamment pour la classe moyenne.

Ces spécificités ne sont-elles pas prises en compte ?

On a une vision banalisée de la précarité. En s’intéressant non pas à la pauvreté des enfants, par exemple, mais à la précarité de l’enfance, on verrait les choses autrement. On ne limiterait pas la perception de leurs conditions de vie difficiles au manque d’argent, et on pourrait prendre en compte les privations qui les affectent. Si l’on considérait combien d’enfants ne prennent plus de repas en famille, ne partent pas en vacances, ne peuvent pas inviter leurs camarades à la maison, ne fréquentent plus les centres de loisirs ou de restauration, n’ont pas de chambre ni un coin à eux…, on remarquerait que, malgré les lois et les institutions, beaucoup d’entre eux connaissent une précarisation accrue, bien au-delà des poches de population estampillées comme « pauvres », qui les renvoie à l’errance, à la discrimination, au déni. Cette précarisation est d’autant plus invalidante qu’elle n’est ni visible, ni reconnue, ni socialement combattue.

À quels obstacles les professionnels sont-ils confrontés ?

Curieusement, les premiers obstacles sont intellectuels : on est incapable de réfléchir autrement et de produire une théorie d’entraide différente, on répète sans cesse les mêmes poncifs du travail social et de la protection de l’enfance. Les travailleurs sociaux sont mis en demeure de faire bouger le précaire, avec, comme leitmotiv, l’autonomie, le projet et le contrat. Ces trois mots d’ordre semblent être une bonne idée, on pense pouvoir activer la personne de l’extérieur, mais elle est dans des sables mouvants et plus elle s’active plus elle s’enfonce. Il ne suffit pas de trouver une place, une formation, un stage, un job à un précaire tant le phénomène est complexe et les imbrications nombreuses. Dans une époque où l’individu est constamment exhorté à contrôler de plus en plus de dimensions de sa vie, où tout un chacun est sommé de prendre des décisions éclairées sur tout ce qui régit son quotidien, à commencer par ce qu’il met dans son assiette, le précaire est un contrevenant naturel. Il est en totale contradiction avec l’inflation des incitations à gérer tout ce qui constitue son histoire. Il n’a pas besoin de développement personnel ni de démontrer ses compétences, sa mobilité, etc. Ce dont il a besoin, c’est de relations fortes avec les autres, de se sentir appartenir à une communauté, à une collectivité, de retrouver du travail, une utilité sociale…

Que faut-il faire ? Quelle est la priorité ?

Il faut aller travailler en dehors des institutions, dont beaucoup sont en perte de sens. Elles se sont tellement éloignées de la vie des précaires qu’elles ne sont plus capables de répondre à leurs besoins les plus urgents. Il est primordial de développer d’autres pratiques pour sortir de la pensée unique de l’accompagnement socioéducatif stéréotypé. En intervenant au pied des immeubles, par exemple, dans les bidonvilles, sur les parkings des hôtels sociaux… on restaure la dignité de ces lieux où des gens vivent et grandissent. Vouloir intervenir sur la précarité oblige à s’engager dans une critique radicale des notions et des principes en s’appuyant sur la pédagogie sociale qui vise davantage à transformer la réalité qu’à la gérer. Pour combattre la précarité, il faut aussi de l’inconditionnalité. Pourtant, la société n’envisage plus l’aide, l’assistance, le soutien, l’accueil sans fixer des conditions de retour. Celles-ci plongent la personne qui connaît des échecs, des accidents de la vie, vers une image dégradée d’elle-même. Cela la renvoie à sa faillite personnelle, à son incompétence, voire à l’image de quelqu’un qui profite du système. Les phénomènes d’individualisation de l’échec fonctionnent à plein dans la société. Et quand on est dans le « donnant-donnant » et qu’on ne tient pas compte des inégalités, que devient celui qui ne peut pas redonner ? Le coupable de son exclusion.

Formateur et chercheur

En travail social, docteur en philosophie, cet ex-éducateur spécialisé est le cofondateur de l’association Intermèdes Robinson. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Philosophie de la précarité. Sortir de l’impuissance (éd. Chronique sociale, 2019).

Interview

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur