Un jour, Amandine Marchier est tombée sur le livre « Échec scolaire, une autre histoire est possible » (éd. L’Harmattan, 2011), et ça a été le déclic. L’auteure, Tina Sherrer, démontre comment, en s’appuyant sur leurs qualités plutôt que sur leurs faiblesses, il est possible d’aider les élèves qui décrochent à l’école. Sorte de psychologie positive ? Pas vraiment. La démarche est fondée sur l’« approche narrative », une pratique mise au point outre-Atlantique par deux ex-travailleurs sociaux, Michael White et David Epston. Arrivée en France dans les années 2000 par le biais du coaching, elle s’applique aujourd’hui à beaucoup de métiers de l’accompagnement. Le but : guider la personne en difficulté afin qu’elle se reconnecte avec ses ressources cachées, en l’invitant à considérer que son problème est extérieur à elle et à s’en dissocier. « Il s’agit de modifier la posture professionnelle en se décalant et en plaçant la personne accompagnée au centre de la relation. C’est elle qui sait et qui est experte de sa vie. Le travailleur social n’est pas là pour lui dire ce qui est bon ou non pour elle », affirme Amandine Marchier. Une évidence pour cette Nîmoise de 33 ans qui a été éducatrice spécialisée dans un foyer d’hébergement en établissement et service d’aide par le travail, avant d’assurer des missions d’encadrement dans un centre d’éducation motrice puis dans une maison d’accueil spécialisée.
Au début, l’expérience a été très enrichissante, elle s’est un peu compliquée quand il a fallu que la jeune femme joue la cheffe de service sur des postes de remplacement : « Je me suis sentie éloignée du cœur du métier. Je passais beaucoup de temps en réunion et j’étais peu disponible pour les équipes et le public. » Ce qu’elle déplore ensuite ressemble à ce que d’autres ont pu décrire avant elle : « J’exerçais dans de grosses structures avec beaucoup de turn-over. Il était compliqué de construire un projet collectif sur des bases saines, on travaillait dans l’urgence pour parer au plus pressé, mettre des pansements partout où on pouvait. » Malcommode, dans ces conditions, de soutenir les équipes quand elles en ont besoin, d’échanger avec elles. Résultat : le fossé se creuse entre les cadres et les professionnels de terrain, la démotivation augmente, l’épuisement aussi. « Nos métiers sont difficiles, les travailleurs sociaux sont confrontés à des situations de plus en plus complexes, des handicaps lourds à gérer, témoigne Amandine Marchier. Moi-même, je n’étais pas forcément épaulée par ma hiérarchie et je me sentais impuissante face à la souffrance de certains collègues. »
Il lui a été facile de ne pas renouveler son dernier contrat à durée déterminée et de décrocher de l’éducation spécialisée. Après quelques mois off, elle découvre le coaching, le développement personnel, l’entreprenariat social… Ces nouveaux domaines la séduisent et elle décide de se former à l’« approche narrative » en 2018. Elle est aujourd’hui formatrice en travail social. Son ambition : transmettre des outils concrets aux travailleurs sociaux pour qu’ils ouvrent de nouvelles possibilités de développement aux personnes qu’ils accueillent. Pour cela, pas de discours normatif, culpabilisant ou pathologisant, mais une attitude de non-savoir, d’écoute bienveillante, de curiosité qui n’est pas toujours enseignée aux futurs travailleurs sociaux. « Même si le secteur évolue, les formations et les référentiels partent du principe que le professionnel est un expert que l’on vient voir pour identifier une problématique et lui apporter une solution. Tout tourne autour de cela, au risque d’enfermer, voire d’identifier la personne accompagnée à ses empêchements. Mais un individu n’est pas que ça, il s’agit d’apprendre à le percevoir autrement et à déceler son potentiel », assure Amandine Marchier.
Celle-ci en est certaine : c’est une histoire de pratiques culturelles, et les institutions commencent à bouger. Beaucoup de professionnels sont demandeurs. « Ils ont cette envie de travailler autrement mais n’ont pas les outils, c’est ce que je veux leur apporter », dit-elle. Elle reconnaît néanmoins que le défi n’est pas évident, car autant il est facile pour un coach qui travaille seul d’innover dans sa pratique, autant c’est plus délicat pour un travailleur social ayant affaire à des collègues qui ne sont pas toujours sur la même longueur d’ondes, avec des demandes et des évaluations de son chef d’établissement, lui-même prisonnier d’une direction, de financeurs, de politiques… « Les institutions sont une grosse machine qu’il n’est pas simple de changer en interne, ça prendra du temps, mais le processus est en cours. De plus en plus de directeurs se posent la question de la qualité de vie au travail et ont envie de redonner un sens au métier en faisant de la participation des personnes accueillies un axe majeur du projet d’établissement », souligne la récente formatrice. Et c’est cet accompagnement au changement qu’elle veut impulser. Des techniques spécifiques de conversation existent pour diriger l’attention sur les « exceptions », c’est-à-dire les compétences utilisées par les personnes lorsqu’elles ne sont pas confrontées au problème. « Il faut repérer dans le discours ce qu’on appelle des fines traces d’éléments valorisants. Si des parents disent qu’ils se mettent parfois à crier sur leur enfant, au lieu de leur demander pourquoi et de parler de la colère, l’approche narrative va s’employer à les interroger sur ce qu’ils font quand tout se passe bien avec leur enfant. Là, on va avoir un tout autre discours, lequel va contribuer à changer le regard du professionnel sur la famille et de la famille sur elle-même », analyse Amandine Marchier.
Pour l’heure, elle sensibilise surtout à la mise en œuvre de cette pratique les professionnels de l’insertion et de la protection de l’enfance, en précisant bien qu’elle ne réinvente rien et que ceux-ci ont déjà toutes les capacités. Simplement, leur temporalité n’est pas forcément la même que celle des publics accompagnés. De même, leur participation (ou ce qu’on appelle communément aujourd’hui le « pouvoir d’agir ») ne doit pas être imposée d’en haut. « S’il y a une pression de l’institution pour faire participer les personnes et qu’elles n’en sont pas là, les professionnels peuvent utiliser tous les outils qu’ils veulent, ça ne marchera pas », explique Amandine Marchier, qui vient de rejoindre le Croisement des savoirs – une philosophie portée par l’association ATD quart monde visant à reconnaître l’expertise des personnes en situation de précarité afin qu’elles soient non seulement acteurs de leur vie, mais aussi des interlocuteurs privilégiés des scientifiques, des chercheurs et des professionnels. Elle est également membre de la Cordée éducative, une association regroupant des travailleurs sociaux indépendants.
à laquelle l’ex-éducatrice spécialisée Amandine Marchier forme les travailleurs sociaux, défend l’idée que le savoir des personnes accompagnées doit être davantage valorisé et pris en considération. Son site : www.formation-travail-social.fr.