« On ne peut pas accueillir dignement votre proche suicidaire ici, prenez plutôt des jours de congés. » C’est le genre de phrases qu’ont pu entendre rapporter les députées Martine Wonner, du Pas-de-Calais (LRem) et Caroline Fiat, de Meurthe-et-Moselle (LFI) lors de leur « mission d’information relative à l’organisation territoriale de la santé mentale ». Le rapport, présenté à l’Assemblée nationale le 18 septembre, fait suite à une première mission flash confiée par la commission des affaires sociales à Martine Wonner sur le financement de la psychiatrie dont les conclusions avaient été présentées en février. Dans un contexte de tensions sociales fortes, avec une année émaillée par les mouvements sociaux dont les combats convergent en cette rentrée, les propositions étaient attendues au tournant.
Le constat, tout d’abord, s’il n’est pas inédit, est sans appel. L’organisation territoriale des soins est jugée « inefficace » et « inefficiente », ce qui entraîne une prise en charge des patients « catastrophique ». « Il y a un décrochage financier de l’hôpital psychiatrique par rapport à l’Ondam [objectif national de dépenses d’assurance maladie], qui a augmenté de 2, 2 % par an entre 2012 et 2015, alors que dans le même temps les budgets alloués aux établissements psychiatriques n’ont augmenté que de 0,8 % », détaille Martine Wonner. « Les hôpitaux publics et la majorité des hôpitaux privés non lucratifs reçoivent une dotation annuelle de financement qui n’a que peu évolué. Cela pérennise de fortes inégalités territoriales dans la répartition des financements. Entre régions, entre départements, et au sein d’un même département. »
L’offre intra-hospitalière et ambulatoire est concernée, mais aussi les psychiatres : si la capitale en compte 70 pour 100 000 habitants, les Ardennes n’en accueillent que 6,9.
La vice-présidente de la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale s’inquiète également du fait que l’hôpital public soit seul responsable de l’ensemble du parcours des patients habitant sur un territoire donné, et concentre de fait la pression que subit toute la filière de soins. Avec la saturation des centres médico-psychologiques (CMP) – trois mois d’attente en moyenne pour obtenir un rendez-vous – qui ne sont pas en capacité d’absorber la demande, les patients se retrouvent inévitablement aux urgences, hospitalisés lors d’une crise à défaut de prise en charge en amont. Le diagnostic est freiné par l’insuffisance de la formation des généralistes dans la détection et la prise en charge des troubles psychiques. Des pathologies qui concerneraient pourtant « 20 % à 30 % des consultations », selon Martine Wonner, avec pour conséquence une prescription inutile et trop fréquente d’anxiolytiques et d’antidépresseurs.
Si les insuffisances des structures d’amont, d’aval, et du suivi ambulatoire cristallisent les critiques de la députée, c’est pour mieux insister sur son opposition à l’augmentation du nombre de lits disponibles dans les structures. Face à l’audience grimaçante, elle reste inflexible : « Les patients qui éprouvent un besoin de maintien dans un lieu de vie peuvent rester des années à l’hôpital, dans un environnement anxiogène et inadapté à leurs besoins. A l’hôpital Pinel d’Amiens, 52 % des lits d’hospitalisation à temps plein sont occupés par des patients hospitalisés depuis plus d’un an. Le problème ne réside pas dans l’hôpital psychiatrique mais dans ce qui se passe avant et après l’hôpital. » La mise en place d’un moratoire sur la création de lits supplémentaires pour ne « surtout pas » ouvrir de nouveaux lits d’hospitalisation à temps complet sera d’ailleurs le seul point de désaccord entre Martine Wonner et Caroline Fiat, plus timide lors des échanges. Si l’une y voit un report des tensions sur l’avenir, l’autre considère qu’il s’agit d’une nécessité absolue. Les deux s’accordent sur la nécessité d’une transformation radicale de l’offre.
C’est d’ailleurs la proposition centrale du rapport : opérer un virage ambulatoire en redéployant 80 % du personnel des hôpitaux psychiatriques vers une prise en charge hors les murs à l’horizon 2030, en mettant « des moyens massifs sur les structures extrahospitalières, qu’elles soient sanitaires, sociales ou médico-sociales ». Un changement de paradigme qui passerait par le développement d’équipes mobiles transdisciplinaires sur l’ensemble du territoire et d’un renforcement de la coopération entre les acteurs : soutien aux comités locaux de santé mentale, pour faciliter un dialogue de proximité, création de coordonnateurs territoriaux garants de la déclinaison des projets territoriaux de santé mentale…
Si les députées se félicitent de la mise en place d’un délégué ministériel à la santé mentale, elles lui préféreraient un délégué interministériel, qui infuse la question du bien-psychique dans les ministères de l’Education nationale, de l’Intérieur, du Logement… Elles plaident également pour la création d’une Agence nationale en charge des politiques de santé mentale qui uniformise les pratiques sur le territoire, dont elles jugent l’hétérogénéité inadmissible. Une proposition qui interroge quand, dans le même temps, est demandé un renforcement de la gradation des soins en santé mentale, qui passe par une plus « grande spécialisation via le développement d’une expertise sur certaines pathologies à une échelle départementale ou régionale ». De manière plus classique, le rapport demande de réaffirmer le libre choix et les droits du patient. Mais, considérant la croissance sans précédent de l’hospitalisation sans consentement, facilitée par la procédure allégée de péril imminent, et, plus récemment, au rapprochement de données issues du fichier des patients hospitalisés sous contrainte et celui des signalements pour la prévention et la radicalisation à caractère terroriste, le rappel a toujours du bon.
Pour le Printemps de la psychiatrie, « il ne s’agit ici que de communication pour tenter d’étouffer les causes profondes de notre mobilisation et la question du renouveau des soins psychiques n’est pas à l’ordre du jour ». Le collectif dénonce une réorganisation du secteur « devenue le maître-mot pour régler les problèmes de sous-investissement chroniques entraînant le désespoir des usagers et des professionnels » et craint que celle-ci n’ouvre la porte au développement d’une offre privée lucrative accrue et par conséquence d’un « délaissement toujours plus important des populations les plus précaires ». L’Union syndicale de la psychiatrie s’inquiète même d’une potentielle dérive autoritaire induite par la nouvelle organisation territoriale proposée : « La référence faite dans ce rapport, à plusieurs reprises, à la nécessité d’une direction politique ferme de la psychiatrie ne peut être dans ce contexte que source d’inquiétude pour nous. »
Reste à savoir si le rapport finira dans un tiroir ou induira une réelle transition vers un nouveau modèle. Gare aux budgets en vases communicants, car la transformation « ne pourra se faire à moyens constants », prévient Martine Wonner. « La transformation de l’offre nécessitera un investissement de départ et un fort accompagnement des établissements. La psychiatrie ne sera pas l’oubliée du projet de loi de financement de la sécurité sociale : c’est le levier du changement que nous allons inscrire dans la loi. » « Je sens que ça va être long et ça me désespère un peu », tempère, placide, Caroline Fiat.
Pour illustrer le changement proposé, Martine Wonner s’est inspirée du secteur psychiatrique de Lille, où « 80 % des effectifs soignants interviennent en extra-hospitalier. Le secteur n’est pas organisé autour de CMP [centres médico-psychologiques] mais autour d’un service médico-psychologique de proximité et d’antennes de consultations multiples. » Le premier contact en début de chaîne s’établit en 48 heures et permet d’analyser le risque suicidaire. En complément, une équipe mobile de soins intensifs intégrée dans la cité assure la gestion ambulatoire des urgences en intervenant à domicile, de jour comme de nuit. La durée moyenne de prise en charge est de 12 jours. « Le secteur ne dispose que de dix lits d’hospitalisation, avec une durée moyenne de six jours par lit », s’enthousiasme la députée.