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« Faut pas jouer les riches quand on n’a pas le sou »

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Directrice du Saad parisien Logivitae, Dafna Mouchenik s’inquiète des difficultés de son secteur à remplir les missions qui lui incombent, face à un durcissement du financement par les pouvoirs publics français, devenu désormais insupportable.

Je comprends qu’il faille compter, contrôler, pour s’assurer que l’argent public soit correctement utilisé, mais la situation que vivent aujourd’hui les services d’aide à domicile n’est plus tenable, alors même que, plus que jamais, on a besoin de nous.

Lorsque, en 2007, j’ai ouvert mon service à Paris, j’avais bien compris que je m’engageais dans quelque chose de difficile. Je n’ai jamais pensé que l’aide à domicile serait “mon Amérique à moi”(1). Je me suis souvent cassé les dents, comme Brel lorsqu’il attendait Madeleine… Pourtant, j’avais le sentiment que les choses allaient quand même dans le bons sens. L’allocation personnalisée d’autonomie (APA) avait été mise en place et avait ainsi solvabilisé pour partie le secteur. Ce n’était pas “For me formidable”(2), bien sûr (Jacques ne peut pas tout chanter…), le taux horaire déterminé dans ce cadre au grès du bon vouloir des départements était très bas, mais j’avais l’impression que les financeurs en avaient conscience et que, comme pour compenser, une certaine souplesse quant à l’utilisation de cette allocation était tolérée.

L’APA pouvait être utilisée sous forme d’“enveloppe financière” et non en “nombre d’heures déterminé”, aussi le reste à charge pour la personne aidée pouvait être maîtrisé en diminuant le nombre d’heures mis en place. Cette tolérance permettait aux services d’accompagner au mieux les personnes quels que soient leurs revenus tout en parvenant à payer charges et salaires. Je ne sais pas si c’était vrai partout, mais à Paris, c’était comme ça, “et savoir que demain serait comme aujourd’hui”, c’était pour moi “Paris merveilleux”(3).

Pourtant, force est de constater que, depuis plusieurs années, le ton se durcit de la part de nos principaux financeurs. Cette ultrarigidité ôte à présent aux services de l’aide à domicile toute latitude d’accompagner chacun tout en parvenant à maintenir l’équilibre budgétaire indispensable à la poursuite des activités. Un tel fonctionnement laisse entrevoir un accompagnement à deux vitesses : pour ceux qui pourront payer le reste à charge qu’imposent nos coûts de revient (et qui va bien au-delà de ce qui est mentionné dans les plans d’aide), et pour les autres. Pas de chance, c’est précisément pour ces autres que j’ai eu envie d’ouvrir mon service, mon côté cocorico “liberté, égalité, fraternité”, quelque chose de très français qui m’a toujours laissé croire en une belle solidarité nationale.

Je n’ai pas vu le truc arriver, ces changements ont été amenés de manière tellement progressive que les services, tête dans le guidon, n’ont pas réagi plus que ça. Ils s’y sont soumis sans presque s’apercevoir que c’était intolérable, il y a eu peu de résistance. Pourtant, là, il ne s’agit plus d’“une valse à trois temps qui s’offre encore le temps […] de s’offrir des détours du côté” de l’humain(4)

Des services sous pression

Comment est-ce possible de nous imposer tant, alors même que le compte n’y est pas ? L’allocation horaire APA-PCH (prestation de compensation du handicap) est toujours bien en deçà du véritable coût qu’une intervention représente(5) : elle ne comprend pas la rémunération des temps de déplacement entre chaque domicile des personnes accompagnées, ni toutes les obligations en matière de droit du travail et de règlementation ; elle n’intègre pas les majorations des dimanches et jours fériés ; des salariés insuffisamment rémunérés et des conditions de travail compliquées ; un travail de coordination (réunions, suivi social…), réalisé quotidiennement par le personnel non intervenant, ni pris en compte ni rémunéré. Des centaines de postes et des milliers d’heures sont ainsi supportés uniquement sur nos fonds propres. Comment, dans pareilles conditions, les départements peuvent-ils exercer sur nos services une pression si terrible et menacer d’écrêter nos factures au motif de minutes non réalisées ou mal télégérées(6).

J’ai conscience du nombre pharaonesque de personnes qu’il nous faudra accompagner dans très peu de temps, du coût que cela représentera pour les pouvoirs publics et de l’effort que cela demandera à la collectivité, mais la rémunération du travail de nos services ne peut être l’ajustement nécessaire à la résolution de l’équation du soutien à domicile pour tous ! “Faut pas jouer les riches quand on n’a pas le sou”, disait Jacques Brel dans l’une de ses chansons. Soit la France a les moyens de poursuivre et de mener une politique solidaire permettant à nos aînés d’être soutenus à domicile – et en ce cas il faut qu’elle permette aussi aux services et aux professionnels de pouvoir travailler dans des conditions dignes et nécessaires –, soit elle y renonce. Mais la réponse ne peut être de faire ainsi un entre-deux “discount”, un truc finançable mais qui rend les professionnels malades, “des carottes dans les cheveux”(7), et qui pousse les personnes accompagnées à finir “du lit au lit”(8) – une autre chanson de Jacques qui parle de nous…

La violence que subissent nos services et nos équipes n’est plus supportable. Je refuse d’abdiquer, d’autres voies sont possibles si elles sont concertées. En attendant qu’elles soient trouvées, je revendique le droit à une certaine souplesse. Une latitude doit être possible tant que les moyens nécessaires ne nous seront pas alloués, car comment faire avec moins quand nous étions déjà étonnés que ça fonctionne avec si peu. Jacques, j’adore ta chanson mais l’amour c’est charité, pas la Solidarité. “Sans avoir rien”(9), aussi forts et engagés que soient les professionnels du secteur, il sera impossible de tenir la promesse d’un vieillissement digne pour tous. »

Notes

(1) Madeleine, de Jacques Brel.

(2) For me formidable, de Charles Aznavour.

(3) Les prénoms de Paris, de Jacques Brel.

(4) La valse à mille temps, de Jacques Brel.

(5) Pour rappel, la DGCS avait fait réaliser en 2016 une étude de coûts sur les chiffres 2014 et avait trouvé un coût de revient de 24,24 € par heure.

(6) Système de badgeage afin de s’assurer de notre effectivité.

(7) Ces gens-là, de Jacques Brel.

(8) Les vieux, de Jacques Brel.

(9) Quand on n’a que l’amour, de Jacques Brel.

Contact : dafna.mouchenik@logivitae.fr

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