« La consommation d’alcool est un sujet sensible en France, car l’alcool est associé aux événements festifs, aux modes de vie et à la culture. Cet héritage social et culturel, renforcé par des enjeux économiques, induit une tolérance générale vis-à-vis de la consommation d’alcool qui explique, pour une large part, la difficulté à définir et à mettre en œuvre dans la durée une politique intégrée de santé et de sécurité. » Ce constat, établi par la Cour des comptes dans un rapport rendu public en 2016 sur les politiques de lutte contre les consommations nocives d’alcool, est toujours d’actualité trois ans après. « L’alcool est à la fois un produit très ancré dans la culture, très consommé et paradoxalement encore tabou », reconnaît Alice Lanquette, chargée de prévention à l’Association nationale de prévention en alcoologie et en addictologie (Anpaa) 75. « Pour certains professionnels du secteur social et médico-social, il n’est pas facile d’en parler avec les résidents ou les usagers, car ils ont eux-mêmes un parcours par rapport au produit, même si ce n’est qu’un parcours de consommateurs occasionnels. »
Pour Pascal Menecier, praticien hospitalier, gériatre et addictologue au centre hospitalier de Mâcon (Saône-et-Loire), au-delà d’être un tabou, l’alcool chez les personnes âgées n’est pas une priorité affichée de santé publique(1). « Les vieux et l’alcool, ce n’est pas prioritaire, explique-t-il. On est sur une discrimination liée à l’âge. Pourquoi des questions de santé disparaissent du seul fait de l’âge des personnes ? Il y a un préjugé majeur qui dit que puisqu’ils sont vieux, qu’ils vont bientôt mourir, il ne faut pas les embêter avec ça. C’est la définition de l’âgisme. » Avant de compléter : « De tout temps, on a pensé que l’alcool permettait d’adoucir la rudesse de la vieillesse. Platon disait déjà que l’alcool était le lait des vieillards. C’est la notion du dernier plaisir. Il faut les laisser boire car ils n’ont plus rien d’autre dans l’existence. Or, quand on parle d’addiction, on ne parle pas de plaisir mais de souffrance. » Dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) comme dans les services d’aide à domicile, la problématique de l’usage de l’alcool fait encore très peu l’objet d’analyse des pratiques. « Il est difficile d’aborder des sujets qui ont une apparence plutôt intime avec les personnes âgées. La question de l’alcool apparaît tout aussi taboue que celle de la sexualité. Les professionnels plus jeunes ont du mal à imaginer des équivalents parentaux qui ont des problèmes d’alcool », souligne Pascal Menecier.
Et pourtant, on est loin d’un épiphénomène. Selon la Société française d’alcoologie, dans environ deux tiers des cas de personnes âgées qui consomment de l’alcool de façon excessive, le mésusage est ancien et s’est poursuivi ; dans un tiers des cas, ce mésusage a débuté tardivement, après 60 ans. Les problèmes d’alcool chez les personnes âgées, quel que soit le public, représentent 10 %. Hommes comme femmes sont, sur ce plan, sur un pied d’égalité. D’après les derniers chiffres de Santé publique France, les consommations quotidiennes d’alcool s’observent essentiellement (26 %) chez les 65-75 ans et ne représentent que 2,3 % chez les 18-24 ans. A l’inverse, les ivresses régulières (au moins dix ivresses au cours des douze derniers mois) s’observent principalement chez les jeunes de 18 à 24 ans, concernant 19,4 % d’entre eux en 2017. Auteure d’un ouvrage sur les adolescents et l’alcool(2), Guylaine Benech, consultante-formatrice en santé publique, note qu’en quelques décennies le rapport des jeunes à l’alcool a considérablement évolué, posant de nouveaux défis en matière de prévention et de santé publique : précocité et féminisation des ivresses, banalisation de l’alcool. Des évolutions de comportements qui, selon elle, doivent être pris en considération par les professionnels de la protection de l’enfance ou de la protection judiciaire de la jeunesse – et le sont déjà pour certains. « Une attention accrue doit être portée sur les populations les plus vulnérables, explique-t-elle. Certains adolescents présentent des besoins en prévention et en réduction des risques accrus, en raison des difficultés rencontrées dans leur existence. Les situations de décrochage scolaire, de précarité, de problèmes familiaux, de difficultés avec la justice, voire de handicap, renforcent la vulnérabilité des jeunes. L’alcool est davantage susceptible d’être utilisé par eux comme une “béquille” pour supporter les épreuves. Or sa consommation, surtout lorsqu’elle est régulière ou excessive, risque de renforcer les difficultés financières ou psychosociales, creusant ainsi les inégalités. » Et d’insister : « Quand on accompagne des publics qui ont un parcours social et de vie complexe, le risque est de se dire que la consommation excessive d’alcool n’est pas au rang des priorités. Or l’alcool peut enfoncer dans une spirale sans fin un adolescent qui a déjà des difficultés. Ces jeunes ont aussi le droit d’être informés sur les risques à long terme de l’usage excessif de l’alcool. Il importe de déployer des programmes spécifiques destinés à ces jeunes dans les établissements et structures qu’ils fréquentent. Les travailleurs sociaux, les professionnels du secteur de la justice et de l’éducation spécialisée ont un rôle important à jouer dans ce sens. » Guylaine Benech considère que les travailleurs sociaux doivent avoir confiance en leurs compétences en santé publique et être convaincus que c’est aussi leur rôle d’informer les jeunes sur les risques à long terme de l’usage excessif de l’alcool.
Pascal Menecier reconnaît que, faute d’une véritable réflexion dans le secteur de la gérontologie sur les pratiques professionnelles à adopter face aux mésusages de l’alcool chez les personnes âgées, les professionnels se trouvent démunis. En particulier, ceux et celles qui interviennent à domicile. « Les professionnels de l’aide à domicile, les services de portage de repas repèrent les personnes âgées en difficulté avec l’alcool mais ne savent pas quoi faire, car elle n’ont pas forcément grand-monde avec elles. Quand elles y sont confrontées, elles se dépatouillent comme elles peuvent. Quand l’auxiliaire de vie a la consigne tous les matins d’aller chercher une quantité d’alcool non négligeable, toute la question est de se demander si elle doit y répondre ou pas. Jusqu’où est-elle missionnée ? Jusqu’où participe-t-elle à une mise en danger de soi ? Sans oublier que son intervention à domicile peut s’inscrire dans une relation d’employeur-salarié. Il n’y a pas de réponse construite. Les auxiliaires de vie se retrouvent dans une situation où elles auraient besoin de soutien, d’explications, de recours, mais ne les ont pas. Et pas seulement de la part de l’encadrement de leur structure d’appartenance mais aussi de celle du médecin traitant, de l’infirmière libérale. C’est symptomatique de tout le fractionnement autour du domicile », analyse-t-il.
Quid des pratiques en maisons de retraite ? « En établissement encore moins qu’ailleurs, la situation ne peut pas passer sous silence. C’est visible par tous et tout le monde le sait. Les fins de soirées difficiles en Ehpad ou en résidences autonomie où des personnes âgées sont alcoolisées hors ou dans l’établissement… Il y a des Ehpad où tout le monde ferme les yeux, d’autres où il y a des règlements et des choix qui vont un peu plus loin que ce qui est possible dans un lieu de vie instaurant la prohibition de la présence d’alcool. Interdire l’alcool dans des lieux qui sont des substituts du domicile, c’est aberrant », critique Pascal Menecier. Docteur en droit et formateur, Michaël Balandier confirme que l’interdiction totale de l’alcool dans les Ehpad et les centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) ne respecte pas la loi de 2002.2 ni le code de l’action sociale et des familles.
Afin de mettre fin à la stratégie de l’évitement (par la non-admission en établissement) ou à la politique de l’autruche, Pascal Menecier invite les professionnels du secteur social et médico-social à penser cette question de l’alcool. « Il y a rarement des solutions immédiates toutes faites et efficaces. Identifier un mésusage d’alcool, cela évite le fait de dissimuler, de cacher, pour éviter de porter préjudice. Enoncer, ce n’est pas dénoncer mais c’est un moyen d’aider. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’il faut foncer tête baissée pour empêcher les vieux de boire de l’alcool. L’usage de l’alcool chez les personnes accompagnées est une question à penser, à travailler, à mettre sur la table, à élaborer. Pour les professionnels du médico-social, les relais possibles sont le médecin traitant, le secteur de l’addictologie, les services hospitaliers. En Ehpad, il y a les psychologues qui peuvent venir en soutien des équipes. »
Alice Lanquette insiste, elle aussi, sur la nécessité de penser la question au-delà des représentations ou d’une approche strictement axée sur l’impératif du soin. « Quelles sont les motivations de consommer, et comment peut-on l’accompagner ?, interroge-t-elle. Si la personne âgée est toute seule chez elle, qu’elle s’ennuie et que rien n’est mis en place, c’est compliqué de modifier les consommations. En CHRS [centre d’hébergement et de réinsertion sociale], une personne qui n’a pas d’emploi et à laquelle on va fixer comme objectif de limiter sa consommation d’alcool, ça crée du vide. Si on ne propose rien d’autre pour l’accompagner, cela ne va pas fonctionner longtemps. » Pascal Menecier met en garde contre une sorte d’emballement dans un parti-pris pour ou contre la personne, pour ou contre l’alcool. Autrement dit, une vision binaire qui conduirait les professionnels à considérer la personne alcoolique soit comme une « victime » de l’institution délétère, soit, à l’inverse, comme le mauvais alcoolique qui fait souffrir sa famille et les soignants. « On appelle parfois “alcool” des problématiques qui ne sont pas des addictions à l’alcool. C’est le cas pour des personnes âgées qui ont des douleurs physiques mal soulagées et vont chercher à se soulager via le recours à l’alcool. Idem pour la souffrance psychique. Si la gérontopsychiatrie était plus développée ou un peu moins sous silence, si les besoins en santé mentale des personnes âgées, au sens très large, étaient couverts, peut-être que les produits auraient moins de place », assène-t-il.
En 2015, dans une étude publiée par l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), l’économiste Pierre Koff a estimé que le « coût social » de l’alcool était égal à 120 milliards d’euros, représentant 1 800 € par an et par Français. De même que celui du tabac, également d’un montant de 120 milliards d’euros. Tandis que celui en lien avec les drogues illicites s’établissait à 8,8 milliards d’euros. Pour l’alcool et les drogues illicites, même les usages occasionnels ou « modérés » peuvent parfois engendrer des coûts. Le coût des drogues pour les finances publiques représente 1,1 % du produit intérieur brut. Chaque année, l’Etat doit payer pour l’alcool, le tabac et les drogues illicites respectivement 4,9 milliards, 14 milliards et 2,4 milliards d’euros.
(1) Soins, alcool et personnes âgées, de Pascal Menecier, éd. Chronique sociale, mai 2019.
(2) Les ados et l’alcool, comprendre et agir, Guylaine Benech, éd. Presse de l’EHESP, septembre 2019.