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« Ne venez pas, on va vous faire encore plus de mal »

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Un rapport de Médecins sans frontières épingle la « politique maltraitante » de la France vis-à-vis des mineurs non accompagnés. Présenté le 10 septembre, celui-ci tire les conclusions de l’accompagnement de ces jeunes par le centre de l’ONG située à Pantin en Seine-Saint-Denis : évaluation de la minorité biaisée, accès aux soins de plus en plus difficile et politique du découragement.

« C’est un ticket de tombola. Si nos papiers sont considérés comme faux dès qu’ils viennent d’Afrique de l’Ouest, alors on a aucune preuve pour se faire reconnaître… », soupire Mamadou. Le jeune homme dormait à la rue malgré un grave problème aux yeux, avant d’être aidé par Médecins sans frontières (MSF) via leur projet Passerelle, qui offre à de jeunes migrants isolés un hébergement transitoire avant un accueil au sein de familles bénévoles. Mamadou intervient lors de la présentation du rapport de MSF intitulé : « Les mineurs non accompagnés, symbole d’une politique maltraitante ». Basé sur l’accompagnement de 787 jeunes entre décembre 2017 et décembre 2018, dans le centre de l’ONG de Pantin (Seine-Saint-Denis), ce rapport concerne avant tout la situation francilienne. Depuis la création du centre, 1 259 mineurs ont été accueillis : « Des mois pendant lesquels ces jeunes seraient à la rue si nous n’étions pas là », rappelle Corinne Torre, cheffe de mission MSF. « C’est l’Etat français qui dysfonctionne en ne reconnaissant pas ces jeunes. Tout est fait pour les rendre majeurs alors que tout devrait être fait pour les protéger. »

A l’origine, un dispositif d’évaluation biaisé. « Dans près de 70 % des cas, quand ce n’est pas l’apparence physique, le motif est que le jeune, parce qu’il est parti seul ou a travaillé sur la route pour payer son voyage, a fait preuve de trop de maturité… », indique Priscillia de Corson, chargée de plaidoyer pour l’ONG. Faisant écho au témoignage de Mamadou, elle affirme que souvent, les « documents d’identité ne sont pas pris en compte alors que la loi indique une présomption de validité ». Plus précisément, cette présomption existe dans certains textes juridiques, notamment européens, « mais pas de manière claire ». Contre ce flou défavorable aux jeunes migrants, MSF, avec d’autres associations, met en place une « stratégie contentieuse » visant à créer une jurisprudence à partir de laquelle il sera possible d’« énoncer noir sur blanc cette présomption » – et donc, de la faire valoir dans les procédures.

Un autre cheval de bataille de MSF concerne la répartition nationale des jeunes reconnus mineurs : « Quand le département place un jeune à l’aide sociale à l’enfance, celui-ci croit être tiré d’affaires… Or, il est régulièrement envoyé dans un autre département, où il peut y être réévalué avec rejet de la première décision… », pointe Priscillia de Corson. MSF demande ainsi que cette remise en cause, « d’une violence extrême », ne soit plus possible.

Des évaluateurs sous pression ?

Les professionnels chargés de l’évaluation ont-ils conscience de ces biais ? Noémie Paté, auteure d’une thèse de doctorat sur le sujet, explique que les critères mobilisés par les évaluateurs « sortent totalement l’évaluation de la sphère de la protection de l’enfance ». La doctorante s’est immergée pendant un peu plus d’un an dans le système, en se faisant employer par France terre d’asile dans le dispositif d’évaluation du Val-de-Marne. Elle retient que ces jeunes sont « jugés sur leur mérite, leur souffrance, leur capacité de s’intégrer… Alors que cela n’a rien à voir avec la minorité. »

Mais la contrainte est forte. Dans le Val-de-Marne, en un an et demi, les taux d’acceptation sont passés de « 100 % à 30 % ». Le durcissement des pratiques répond à une « pression des différents acteurs », affirme-t-elle, notamment des responsables départementaux financeurs des dispositifs d’évaluation. Et ce au vu des capacités de prise en charge que font remonter la cellule départementale de recueil des informations, l’aide sociale à l’enfance… Résultat : les évaluateurs sont « forcés de mettre en pratique des décisions contraires à leur positionnement éthique de départ ». D’après la doctorante, les juges des enfants subissent également ce genre de pressions exprimées à l’oral. L’un d’eux, dont les taux d’acceptation des recours de jeunes migrants isolés sont relativement élevés, lui aurait confié lors d’un entretien : « Je le fais en sachant que je ne ferais pas carrière. »

Se faire accompagner pour aller au bout de ces recours reste une nécessité. « MSF a accompagné 431 jeunes sur leur saisine du juge. 260 n’ont même pas vu le juge tant les démarches sont longues et complexes : sans l’aide d’associations, c’est quasiment impossible… », précise Priscillia de Corson. 55 % des jeunes intégrés au programme de MSF ont finalement été reconnus mineurs, indique le rapport. « Cela montre une marge d’erreur d’un jeune sur deux de la part du département », déplore-t-elle.

Politique du découragement

MSF dénonce par ailleurs dans son rapport les dangers du fichage biométrique. Priscillia de Corson rappelle qu’au-delà du fait que ce fichier dépende de la préfecture, et représente donc à ses yeux un « détournement des dispositifs de protection de l’enfance », celui-ci est surtout « peu fiable ». Sans compter que nombre de jeunes ont eu à se déclarer majeurs à un moment de leur parcours migratoire pour passer des frontières. Si MSF admet avoir encore peu de recul sur les impacts du fichage biométrique, « on observe déjà que des jeunes qui reçoivent une convocation à la préfecture disparaissent… Combien ne se présentent plus ? », s’interroge la responsable. Selon elle, « le message politique c’est : “Ne venez pas, on va vous faire encore plus de mal” ». Corinne Torre relaie la volonté de MSF : « Appeler les maires à ne pas utiliser le fichier biométrique et à décrier cette situation inacceptable. »

Une politique du découragement, donc ? « La France est aujourd’hui ce que Gérard Collomb voulait qu’elle soit », ironise Damien Carême, qui débute son mandat de député européen EELV. L’ancien maire de Grande-Synthe se souvient d’une phrase de l’ancien ministre de l’Intérieur en 2017 : « On va faire en sorte de leur passer l’envie de venir chez nous. »

La situation problématique de ces jeunes, pris dans ce que Corinne Torre qualifie de « no man’s land : ni mineurs, ni majeurs », a également des conséquences sur leur accès aux soins. Dans un service médical ou hospitalier, ces jeunes se voient dire qu’il leur faut un représentant, puisqu’ils sont mineurs au vu de leurs papiers – papiers dont l’authenticité a été contestée par les services d’évaluation ; or ils n’en ont pas. « Donc on utilise l’aide médicale d’Etat [AME], ce qui est très difficile car il faut fournir pour cela de nombreux documents », explique Priscillia de Corson. Pour avoir droit à l’AME, « il faut domicilier, et cela prend des mois… », complète Corinne Torre. Seuls 15 % des jeunes suivis au centre de Pantin ont pu être domiciliés par les équipes en 2018 ; 3,5 % ont obtenu l’AME.

MSF demande que tous les jeunes « présumés mineurs » aient droit à la protection universelle maladie (Puma), réservée pour l’heure aux mineurs placés à l’ASE. D’autant que l’AME se voit menacée d’une « régression des droits » par la mission gouvernementale qui doit rendre ses conclusions en octobre. Les associations ont appris son existence avec surprise au cours de l’été. « Cela risque d’aller très vite : on essaie de mobiliser les parlementaires car cela pourrait passer par voie d’amendement », craint un responsable de Médecins du monde.

Enfin, la prise en charge psychiatrique de ces jeunes reste lacunaire. « Un tiers de ceux que l’on reçoit souffrent de psycho-traumas », témoigne Mélanie, psychologue au centre de Pantin. Les lieux d’accès aux soins mentaux sont saturés, et la non-reconnaissance de la minorité ajoute de la souffrance psychologique : « Ne pas être reconnus pour ce qu’ils sont, dans leur identité, c’est ravageur pour eux », commente un psychiatre de Médecins du monde. Par ailleurs, « beaucoup disent souffrir de troubles de la mémoire, or ce genre de vulnérabilité est utilisée pour dire qu’ils ne sont pas mineurs ». Nawel Laglaoui, de l’association « Hors la rue », considère que ces jeunes « devraient avoir un accompagnement en santé mentale et physique avant leur évaluation ». « Nous manquons de travailleurs sociaux pour suivre ces mineurs, et de lieux qui leur sont consacrés », fait valoir Corinne Torre.

Bénédicte Jeannerod, directrice de Human Rights Watch France, résume la situation par un « triangle de pratiques abusives » entre lesquels sont pris les mineurs isolés : « refoulements à la frontière, procédures d’évaluation arbitraires, harcèlement policier des personnes qui leur viennent en aide ». Comment dès lors arriver à peser sur la décision politique ? Corinne Torre note une amélioration du côté du dispositif d’évaluation parisien des mineurs isolés depuis l’arrivée d’une nouvelle responsable. « Aujourd’hui, on communique mieux, même s’ils n’ont pas changé leurs évaluations… » Mais « dans les ministères, sur le sujet des évaluations, c’est un dialogue de sourds ! » L’idée reste donc d’agir auprès des responsables départementaux. L’objectif pour 2020 de MSF est ainsi de « développer le réseau solidaire et bénévole dans les départements » et d’en tirer cette fois un rapport national.

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