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Pour les personnes âgées en « perte d’autonomie », quelles perspectives ?

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Sociologue chercheur associé à l’Université de Paris, ancien directeur d’un service parisien d’aide et de soins à domicile, Bernard Ennuyer pointe les forts écarts dans le calcul du nombre de personnes âgées dépendantes et, au-delà, les carences des politiques publiques en la matière.

« Notre vie est une course contre le temps qui passe… Fin juillet 2019, l’Insee publie, avec le concours de la Drees, une étude titrée “Quatre millions de seniors seraient en perte d’autonomie en 2050”(1). Etonné par cette évaluation, que j’ai qualifiée d’“alarmiste”, j’ai essayé de comprendre pourquoi elle était presque du double des chiffres communément avancés jusqu’ici par les experts. En effet, les hypothèses qui portent sur l’évolution à long terme de la prévalence de la dépendance sont à considérer avec précaution. Selon l’hypothèse la plus communément admise par les experts de santé publique (notamment Jean-Marie Robine, de l’Inserm, et Emmanuelle Cambois, de l’Ined), pour l’instant, l’espérance de vie sans incapacité évolue au même rythme que l’espérance de vie à la naissance. Cela donne un nombre de personnes âgées “dépendantes” multiplié par 1,4 entre 2010 et 2030, passant de 1 150 000 à 1 550 000 personnes, et par 2 entre 2010 et 2060, soit 2,3 millions de personnes dépendantes (autour de 10 % de la population de 60 ans et plus)(2). En mars, le rapport “Libault” a retenu le scénario suivant : le nombre de personnes âgées en perte d’autonomie (au sens d’allocataires de l’allocation personnalisée d’autonomie) passerait de 1 265 000 personnes en 2015 à 1 582 000 en 2030 et à 2 235 000 en 2050(3).

Des méthodes d’évaluation divergentes

Mais, comme l’écrivait déjà la Cour des comptes en 2016, “la mesure du nombre de personnes âgées dépendantes souffre d’imprécisions qui tiennent pour partie à l’instrument utilisé”. En fait, c’est bien l’instrument utilisé pour évaluer la perte d’autonomie qui explique les chiffres de l’Insee. L’institut explique qu’il a pris comme mesure de la perte d’autonomie le GIR estimé “large” issu d’une étude de la Drees(4). Or ce GIR, dit l’étude, est “trop imprécis” pour permettre une bonne comparaison avec d’autres études, car il inclut beaucoup trop de personnes déclarant “quelques difficultés de vie quotidienne” de façon floue. La Drees lui préfère le GIR estimé “restreint”, qui donne des chiffres de perte d’autonomie deux fois inférieurs au GIR “large” (4,4 %, contre 10,1 %) pour les personnes de 60 ans et plus. Donc, en faisant le choix du GIR “large”, l’Insee est conduit, selon nous, à grossir le chiffre à venir des personnes en perte d’autonomie. Cela est encore plus visible sur les chiffres actuels : alors que les experts de santé publique sont plutôt d’accord sur le chiffre de 1 300 000 personnes en perte d’autonomie en 2015, l’Insee en trouve 2 500 000, car le GIR “large” augmente beaucoup le nombre de gens dépendants à domicile. En effet en Ehpad, le GIR n’est pas déclaratif mais évalué par les professionnels, ce qui crée dans cette étude de l’Insee une non-homogénéité dans la façon de mesurer la perte d’autonomie entre les personnes à domicile et celles en Ehpad… En revanche, avec le GIR “restreint” pour le domicile, les résultats de la Drees sont tout à fait cohérents avec ceux obtenus au moyen d’outils de mesure labellisés comme l’indicateur de Katz ou celui de Colvez (Drees, 2017). La question qui reste posée est : pourquoi l’Insee a-t-il choisi le GIR “large” qui a eu pour effet d’augmenter les chiffres à venir ?

Pour l’instant, à âge identique, la dépendance serait plutôt en train de reculer (cf. Dossiers de la Drees, juin 2018). De fait, pour la plupart des experts en santé publique, il n’y a aucune visibilité possible sur le chiffrage des personnes âgées en perte d’autonomie au-delà de 2030…

Alors plutôt que de se faire peur pour 2050, avec toute l’incertitude dont nous venons de parler, préoc­cupons-nous plutôt d’aujourd’hui. Peut-on imaginer, dans le projet de loi qui doit être présenté à la fin de l’année, le gouvernement mobiliser quelques milliards d’euros pour la dépendance ? Une première réponse sera donnée à l’automne dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS). Déjà cité, le rapport “Libault” chiffre à environ 6 milliards d’euros la somme à mobiliser dans les années à venir pour arriver en 2024 à un accroissement de dépenses de 4,8 milliards d’euros correspondant à de nouvelles mesures d’accompagnement des personnes en perte d’autonomie. Mais, d’entrée de jeu, il apparaît une grande incohérence entre le constat qui y est fait et les propositions qui en découlent. En effet, d’une part, le rapport nous rappelle, une fois de plus, que « la concertation fait ressortir des demandes fortes des citoyens, des professionnels et des personnes âgées : la priorité au maintien à domicile » (page 22) et, d’autre part, que « le modèle de l’Ehpad est contesté : les Français se prononcent très majoritairement en faveur du domicile alors que la France rencontre un taux d’hébergement parmi les plus élevés d’Europe et près de deux fois plus fort qu’en Suède ou au Danemark » (page 14). Mais quand on en examine l’annexe budgétaire (page 174), les propositions de financement pour les mesures nouvelles sont les suivantes : d’ici à 2024, 0,6 milliard d’euros irait au domicile et 3,5 milliards à l’hébergement (taux d’encadrement augmenté, rénovation des bâtiments et diminution du reste à charge des résidents), et même en 2030 la prévision dans les nouvelles dépenses n’est que de 43 % pour le domicile. Depuis les années 1980, malgré le discours “rabâché” par tous les gouvernements sur la priorité donnée au choix de rester à leur domicile pour les personnes âgées qui le souhaiteraient, l’argent est allé principalement vers le développement de l’hébergement. De fait, il n’y a jamais eu de véritable effort financier en faveur du maintien à domicile (cf. “Les personnes âgées dépendantes”, Cour des comptes, 2005) ni de politique d’aide aux familles. Il est tout à fait clair, quand on regarde les choix des dépenses publiques, que l’hébergement a toujours eu les faveurs des politiques publiques, faisant ainsi de la France la championne d’Europe de l’hébergement en Ehpad (Eurostat, 2014). Cette pression que mettent certains… à défendre l’Ehpad nous paraît bien illustrée par une enquête récente (“Quels lieux de vie et de prise en charge de la perte d’autonomie pour demain ?”, 27 août 2019). Présentée comme un travail sociologique, cette enquête est plutôt un sondage réalisé à partir d’un échantillon de personnes censées bien connaître le champ de la “perte d’autonomie” (ce serait son originalité…), mais, en fait, ces personnes sont presque uniquement des accompagnants d’Ehpad (il n’est d’ailleurs pas clairement dit comment a été constitué l’échantillon), alors que les quatre millions d’aidants des personnes à domicile ne sont représentés que par 6 % de l’échantillon… Les auteurs de ce sondage en déduisent que ces “connaisseurs de la perte d’autonomie” préféreraient entrer en Ehpad plutôt que de rester dans leur domicile actuel (31,9 %, contre 29,5 %), en minimisant le fait que 35 % de gens préféreraient une autre forme de “chez soi” en le partageant avec d’autres. Moyennant cet “échantillon” très biaisé, l’étude prétend aller à l’encontre des idées reçues – sous-entendu, que les gens n’aimeraient pas entrer en Ehpad… Une telle “étude” peut être considérée comme un plaidoyer pour l’Ehpad, à la veille d’un projet de loi sur la question de la perte d’autonomie et à rebours du constat fait par le rapport “Libault” sur les souhaits de tous les Français, comme rappelé plus haut !

Pour l’avenir, comme le dit l’étude de l’Insee dans sa conclusion, “la France devra choisir entre ouvrir massivement des places en Ehpad ou modifier le partage de la prise en charge entre domicile et établissement, évolution qui rejoindrait [enfin, pourrait-on ajouter !] l’objectif affiché des politiques publiques de favoriser le maintien à domicile ».

En résumé, les Français souhaitent, plus que jamais, pouvoir choisir leur lieu de vie, qui est aujourd’hui encore pour une immense majorité une forme de “maintien à domicile”, même si ce n’est pas leur domicile habituel. Pour cela, ils ont besoin d’avoir à disposition des professionnels plus nombreux, mieux payés et mieux formés (la priorité n° 1 du rapport “Libault”, investir dans l’attractivité des métiers du grand âge, est d’ailleurs l’objet actuellement de la mission “El Khomri”) et d’avoir une allocation personnalisée d’autonomie à domicile bien mieux financée que ne l’a fait la loi d’adaptation de la société au vieillissement. Il faut aussi encourager et financer toutes les formes alternatives d’habitat que sont tous les “domiciles collectifs”, partagés, accompagnés, autogérés, etc. qui sont une des formes les plus prometteuses d’avenir en Europe(5). Si cette politique est vraiment mise en œuvre avec les financements nécessaires, alors l’entrée en Ehpad sera un véritable choix et non plus un pis-aller, comme c’est trop souvent le cas aujourd’hui pour une majorité de ceux et celles qui y sont. »

Notes

(1) Insee Première n° 1767 du 25-07-19.

(2) « Le maintien à domicile des personnes en perte d’autonomie », Cour des comptes (2016), p. 11.

(3) « Concertation grand âge et autonomie », rapport « Libault » (mars 2019), p. 10.

(4) « Les personnes âgées dépendantes vivant à domicile en 2015 », Dress n° 1029 (sept. 2017).

(5) « Et nos voisins européens, comment font-ils ? Organisation et ressources territoriales pour le maintien à domicile des personnes très dépendantes », rapport pour la CNSA (2019).

Contact : bernardennuyer@gmail.com

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