Les Français doutent. C’est du moins ce qui ressort du rapport 2019 du Conseil économique, social et environnemental (Cese) sur l’état de la France(1). Ils seraient, selon les auteurs, « très largement convaincus que les inégalités de revenus ont fortement augmenté au cours des dernières années, avec l’impression que les riches sont de plus en plus riches, alors même que, contrairement aux Etats-Unis, la part des très hauts revenus – les 1 % des plus aisés – demeure stable, à près de 7 % ». De fait, grâce aux transferts sociaux (allocations familiales, revenu de solidarité active…), l’Hexagone reste un des pays les moins inégalitaires de l’Union européenne. Et si les femmes ont un salaire net horaire inférieur de 18 % à celui des hommes, selon l’Insee, les écarts de niveaux de vie entre les 10 % les plus riches et les 10 % les plus pauvres ont été divisés par quatre avant et après redistribution.
Pour autant, le constat est loin d’être rose car, si le taux de pauvreté s’est stabilisé depuis deux ans à 11,1 % de la population active et se révèle un des moins élevés d’Europe, il ne recule pas. La situation de l’emploi est l’une des causes majeures. Entre 2015 et 2018, les 15-64 ans ont eu un peu plus de travail que les années précédentes (un phénomène davantage lié au recul de l’âge de la retraite qu’à la lutte contre le chômage), mais le taux d’activité continue à se situer trois points en dessous de la moyenne européenne. Des chiffres que le Cese associe « à une sortie de crise plus lente pour la France que pour ses partenaires allemands, néerlandais, scandinaves ». En outre, le chômage reste préoccupant pour les seniors (64 % des demandeurs d’emploi de longue durée ont plus de 50 ans) et pour les jeunes, notamment ceux issus de l’immigration, des quartiers prioritaires ou sans diplôme.
Autrefois rempart contre la pauvreté, l’emploi ne joue plus complètement ce rôle aujourd’hui. Tout dépend de sa qualité. Or il y a désormais ce que certains auteurs appellent les « lovely jobs », travail à forte valeur ajoutée pour l’élite, et les « lousy jobs » représentés par les activités de vendeurs, de serveurs, de livreurs, etc., réservés aux moins qualifiés. Autre facteur : les contrats à durée indéterminée (CDI) sont toujours majoritaires (88 %), mais constituent de moins en moins la norme. Entre 2013 et 2017, près de neuf embauches sur dix l’ont été en contrats temporaires, en contrats à durée déterminée (CDD), en stages, en apprentissage… Le recours aux CDD est de plus en plus important et leur durée moyenne se raccourcit : de 112 jours il y a vingt ans, elle est passée à 47 jours actuellement. Selon une étude du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc) publiée cette année, 83 % des CDD durent moins d’un mois, la moitié moins de cinq jours et 30 % une seule journée. Les CDD de moins de trois mois représentaient 75 % des recrutements hors intérim en 2017. Le secteur privé est particulièrement touché, mais ces sous-emplois font aussi leur apparition dans le secteur tertiaire, avec les emplois publics contractuels. Selon le Cese, 25 % des salariés en contrats courts sont inscrits à Pôle emploi dans les trois mois suivant la fin de leur CDD et se retrouvent en situation d’extrême précarité.
Résultat : non seulement le taux de pauvreté s’accroît chez les chômeurs depuis les années 2000, passant de 33 à 40 % en 2018, mais la France compte environ un million de travailleurs pauvres. Un chiffre grandissant, significatif de la fréquence d’allers et retours entre des contrats courts et des périodes de chômage, et qui concerne surtout les employés à temps partiel, les intermittents, les intérimaires, les néo-indépendants (auto-entrepreneurs…), les personnes en portage salarial, etc. Le niveau de vie a des conséquences sur la prévention et l’accès à la santé : en France, il y a en moyenne treize ans de différence chez les hommes et huit ans chez les femmes entre l’espérance de vie à la naissance des 5 % les plus pauvres et celle des 5 % les plus riches, et celle-ci peut parfois dépasser vingt ans.
Dans ce contexte, la peur de l’exclusion augmente chez les Français. Un sondage de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) indique que 90 % d’entre eux pensent que personne n’est à l’abri. Un sentiment renforcé par le déterminisme social, très prégnant en France comparé aux autres pays. Pour preuve, bien que les jeunes soient de moins en moins nombreux à sortir précocement du système scolaire(2), ceux dont le niveau d’études de leurs parents ne dépasse pas la classe de troisième ont 50 % de risques de devenir pauvres, contre 7 % de ceux dont les parents disposent d’un diplôme de l’enseignement supérieur. Cette difficulté pour les jeunes des familles modestes à grimper dans l’échelle sociale et à avoir un niveau de vie meilleur que celui de leurs parents « contribue à saper la confiance dans les institutions et menace la cohésion sociale », avertissent les auteurs du rapport, signalant au passage que c’est le contraire qui advient dans les pays d’Europe du Nord. Ils soulignent également que la crise des « gilets jaunes » (dont un sur deux se détermine comme « salarié modeste ») est révélatrice d’un sentiment d’injustice chez une partie de la population « coincée entre des revenus qui ont tendance à stagner et des dépenses contraintes qui s’alourdissent ». Près d’un tiers des Français déclarent avoir des soucis de fin de mois. Le logement est un marqueur des disparités et de l’endettement des ménages en hausse depuis une dizaine d’années : certains (jeunes, personnes seules, familles monoparentales…) y consacrent 60 % de leur budget, contre 30 % pour l’ensemble des ménages. « L’augmentation de la valeur des logements a eu pour conséquence de creuser le fossé entre les propriétaires, qui jouissent d’un patrimoine s’appréciant de jour en jour, et les locataires, qui se sentent de plus en plus vulnérables », pointe le Cese. La fracture sociale se creuse aussi en matière de biens immobiliers : en 2015, les ménages ayant reçu un héritage ou une donation au cours de leur vie ont un patrimoine de 73 % plus élevé que ceux qui n’en ont pas eu. Symbole du malaise social, 62 % des Français ont estimé, à la fin 2018, que la sécurité sociale, à laquelle ils sont très attachés, leur procure un niveau de protection suffisant, contre 73 % un an plus tôt… Un élément à rattacher à l’inégal accès aux services publics sur le territoire et aux coûts de transport que cela fait peser sur les moins fortunés.
• Maintenir les seniors dans l’emploi pour lutter contre le chômage de longue durée.
• Favoriser la création d’emplois durables de qualité correctement rémunérés.
• Développer les expérimentations comme « Territoire zéro chômeur ».
• Sécuriser l’insertion professionnelle des jeunes, et notamment l’alternance.
• Lutter contre l’isolement des plus fragiles (personnes âgées, en situation de handicap, sans domicile fixe…).
• Mieux accompagner les personnes âgées dans le maintien à domicile et revaloriser les métiers du soin en Ehpad.
• Implanter des services publics de proximité pour un accès égalitaire à tous.
• Réfléchir à la fiscalité sur les droits de succession et à la prise en charge solidaire de la perte d’autonomie.
• Personnaliser l’aide aux jeunes qui sortent tôt du système scolaire et adapter les formations.
• Faciliter l’articulation des systèmes sanitaires et médicosociaux, notamment sur le volet prévention.
• Intégrer l’environnement, les conditions de logement, de travail et de vie dans les déterminants de santé.
(1) « Cohésion et transitions : agir autrement », rapport annuel sur l’état de la France 2019, Cese.
(2) En France, 100 000 jeunes décrochent de l’école chaque année. Les académies du Nord, d’Ile-de-France et du Sud-Est sont les plus concernées.